Qui parle en Europe ? Une crise de souveraineté

« La politique ne se fait pas à la corbeille ! », cette maxime dédaigneuse du Général de Gaulle remonte à un temps où la souveraineté monétaire pouvait tenir en respect les créanciers. Vue d’ici, elle semble aussi datée que « l’Etat c’est moi » du regretté Louis XIV. Dans l’Europe des Etats encordés par leur monnaie commune, ça ne tient plus. Que l’un dérape, toute la cordée dévisse. Et le dévissage coûte la peau du dos. Aux yeux du monde entier, l’Européen s’est mué en M. Perrichon, un bourgeois hâbleur, fier de sauver un ingrat, honteux d’être sauvé lui-même. Et qui, après moult réflexion, laisse dans le livre d’or de l’auberge du Montanvert : «  Que l’homme est petit quand on le contemple du haut de la mère de glace ! ».

Du haut de la mère de glace, le monde entier s’inquiète. Il veut des politiques qui ne bradent pas ses créances. Et les peuples débiteurs se mettent en quête de dirigeants crédibles.

Le prix Nobel Ronald Coase annonçait déjà en 1966 (1), « Assurément, on peut espérer qu’avec le temps, l’influence du métier d’économiste sera telle qu’il sera plus difficile d’obtenir un bénéfice politique par la propagation de mauvais choix économiques. » Les Grecs et les Italiens sont en train d’en faire les frais. La France pourrait suivre. Rarement situation politique n’aura semblé plus ouverte.

Depuis la nuit des temps, l’endettement est un point de réel de la politique. Mais le plus souvent, les dettes souveraines se libellent dans des monnaies souveraines. Or, l’Europe s’est dotée d’une monnaie qui ne l’est pas: sa Banque centrale ne peut refinancer en dernier ressort les Etats. Dit autrement, l’Europe est muette, la BCE ne peut répondre des Etats membres. Les Etats européens se sont longuement endettés dans une monnaie hors de contrôle. Sitôt que les créanciers l’ont compris, leur perte de souveraineté est devenue abyssale. Conséquence, adieu les peuples, les gouvernements sont adoubés par les taux. Du jamais vu.

La crise européenne est une crise de souveraineté. On l’attendait sur la politique extérieure, elle advient sur la monnaie. L’Europe sans monnaie souveraine prive ses Etats de souveraineté, sans compensation réelle. La nouveauté de cette crise est qu’elle oblige à créer une souveraineté européenne fondée sur une perte acquise de souveraineté des Etats. Cette situation était impensable du temps où les Etats avaient encore une souveraineté à négocier. Pour les classes politiques locales, le jeu de l’anti-fédéralisme était à somme positive (toujours gagnant) puisqu’elles avaient les avantages de l’Union sans en subir les contraintes. Avec cette crise, la somme du jeu s’inverse : les Etats nationaux au bord de la faillite ont rapidement besoin d’une Réserve fédérale. Pour reprendre la formule de George Soros, le « politiquement impossible devient possible » (2), à savoir l’émergence d’un fédéralisme européen réduisant les marges clientélistes des classes politiques locales.

Le jeu est alors le suivant : ou bien, les Etats restaurent — fût-ce de manière autoritaire — une crédibilité financière et négocient entre eux des règles de solidarité — une réserve fédérale tenant les marchés à distance —, ou bien le parasitisme l’emporte et, après une récession probablement brutale, tout est à reconstruire autour d’un noyau réduit. La première hypothèse est celle qui maximise la richesse collective, y compris celle des créanciers de l’Europe. Mais elle doit bâtir dans l’urgence et à tâtons, les instances fédérales indispensables à la soutenabilité de l’Euro et à l’instauration d’une souveraineté collective.

1. Ronald Coase, « Economics of Broadcasting and Advertising », The American Economic Review, mars 1966.

2. George Soros, « Does the Euro have a Future ? » The New York Review of Books, 13 octobre 2011.

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