Quel salopard, ce Cid !
Publié en novembre 2024. Par Books.
« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années », proclame le Cid dans la pièce de Corneille – sans grande modestie mais avec une certaine exactitude. Effectivement, Rodrigo Díaz, alias El Cid, alias El Campeador, est né – fait plutôt rare s’agissant des personnages de légende – et bien né : en 1048 à Vivar (nord de l’Espagne), dans une famille de l’aristocratie. Pour ce qui est de sa valeur (morale, pas militaire), c’est une autre histoire. En fait, Rodrigo avait tout d’un condottière sans foi ni loi qui retournait sa cotte de mailles à tout bout de champ, trahissait à qui mieux mieux et mettait sa valeureuse épée au service de qui payait le plus, tantôt le roi d’Aragon, tantôt celui de Castille, tantôt les roitelets musulmans à la tête des « taïfas » qui constellaient alors la péninsule Ibérique. Rodrigo était aussi collecteur d’impôts, rançonneur et pilleur, ainsi que le relatent les nombreux livres documentant cette existence tout sauf exemplaire.
En revanche la médiéviste britannique Nora Berend, elle, « s’intéresse moins à la vie du Cid “historique” qu’à ce qu’elle appelle son “après-vie”… c’est-à-dire l’invention de sa réputation après sa mort en 1099 », explique David Abulafia dans la Literary Review. Contrairement à la forfanterie que Corneille met dans la bouche de son héros, la « valeur » du Cid a en effet dû attendre non pas des années mais plutôt deux ou trois siècles pour être célébrée. Mais alors, quelle célébration ! La vie post-mortem du mercenaire et voyou médiéval a pris en effet un tour presque plus spectaculaire que sa vie ante-mortem, et surtout bien plus édifiant. Bien sûr Rodrigo, ou plutôt son cadavre ficelé sur la selle d’un cheval, n’a pas entraîné ses troupes à la victoire devant Valence comme dans le film de 1961 avec Charlton Heston et Sophia Loren. Par contre, le mercenaire qui avait si vaillamment défendu les Almoravides contre les chrétiens, au point de mériter le surnom de El Cid (déformation du mot arabe « saïd », « seigneur »), se verra curieusement promu fer de lance de la Reconquista anti-musulmane et défenseur de la chrétienté ! Il sera même quasiment sanctifié, miracles à l’appui ; et sur la trace de quelques-unes de ses pérégrinations sanglantes on effectuera des pèlerinages tout comme sur le chemin de Compostelle. Mieux encore, le chef de guerre qui avait défendu les unes contre les autres les ambitions prédatrices de tant de principautés espagnoles ou arabes deviendra « le symbole du dynamisme de la Castille médiévale dans l’exercice de sa mission divine, l’unification de l’Espagne », dit encore David Abulafia – symbole que l’ultra nationaliste Franco récupérera avec enthousiasme en dédiant au Cid une belle statue à Burgos.
Enfin le soudard aux exactions infinies et trahisons à répétition, et qui, pour conforter sa situation à la cour, avait habilement épousé Chimène, cousine du roi Alphonse, se trouvera érigé, grâce aux dramaturges espagnols du « Siècle d’or » et surtout à Corneille, en porte-flambeau de l’idéal chevaleresque et du pur amour. Ce qui amène Nora Berend à poser cette question : « Qu’est-ce qui nous pousse ainsi à glorifier les exploits militaires et transformer les individus les moins recommandables en héros ? ». Une question qui va très loin.