Étudiant en médecine à l’université Duke, en Caroline du Nord, Damon Tweedy se voit un jour barrer l’entrée de sa classe par un professeur, qui lui demande sèchement : « Vous êtes venu changer les ampoules ? » Maladroitement, Tweedy répond avec hésitation que non, qu’il fait partie des étudiants inscrits au cours. Pour toute réponse, il s’attire un regard vide, suivi d’un simple « Oh… », tandis que l’enseignant s’éloigne sans un mot de plus.
Tweedy manque déjà de confiance en lui. Il a peur de ne pas être à sa place à Duke, car il ne vient pas d’un collège prestigieux
[le premier cycle des études universitaires aux États-Unis]. Lorsque son professeur l’interpelle, le premier réflexe du jeune homme est donc de vérifier sa tenue. Il veut s’assurer de n’avoir rien omis dans sa panoplie d’« étudiant en médecine de première année BCBG ». Mais, alors que ses yeux se posent sur son polo et son pantalon de toile – les mêmes que ceux de tous les autres étudiants –, l’idée de la différence de race lui vient à l’esprit. À cette époque, Damon Tweedy compte, après tout, parmi les rares Afro-Américains inscrits en médecine à Duke.
« Un Noir en blouse blanche » – le titre de ses Mémoires – gagne en complexité à mesure que le narrateur passe du statut d’étudiant naïf à celui de praticien expérimenté. On le voit prendre peu à peu conscience de ce qu’implique, économiquement, socialement et en matière de santé, le fait d’être noir en Amérique à une époque où le racisme n’a été aboli que sur le papier. Les sévices infligés jadis au grand jour par des hommes en cagoule blanche ont fait place aux préjugés plus subtils nourris par des hommes en blouse blanche. L’ouvrage met en évidence les obstacles qui se dressent sur la route de Tweedy, sur le plan tant personnel que professionnel. Certains étaient prévisibles, d’autres non. Certains dérivent clairement de préjugés raciaux, d’autres sont plus ambigus.
La vie de Tweedy et son livre sont scandés par un message qu’il s’entend répéter encore et encore durant ses études à Duke : « Être noir peut nuire à la santé. » À chaque nouvelle maladie étudiée, que celle-ci soit courante ou rare, mortelle ou bénigne, les professeurs ont toutes les chances d’entonner le refrain : « C’est plus répandu chez les Noirs que chez les Blancs. » Or, à peu près au moment où il apprend à l’université les inégalités dont souffrent les Afro-Américains, il voit sa propre santé se détériorer (1). L’auteur met la même énergie à dénoncer dans ses Mémoires les disparités du système médical qu’il en mettait, jeune, à lutter de toutes les façons possibles contre la dégradation de son propre état. « Un Noir en blouse blanche » est en ce sens autant un récit de vie qu’une réflexion sur des problèmes qui dépassent de loin l’expérience d’un simple individu.
Le livre est à la fois accessible et instructif. Tweedy émaille habilement son récit de références bienvenues à d’autres ouvrages ; il enchevêtre histoires personnelles, moments d’introspection, statistiques et études médicales, le tout permettant de dépasser les seuls vécu et point de vue de l’auteur pour offrir un éclairage plus large sur le milieu médical. Tweedy, ce faisant, transforme sa propre vie en allégorie des problèmes affectant plus généralement la profession. L’honnêteté brutale dont il fait preuve vis-à-vis de lui-même, mais aussi de son lecteur, engendre confiance et sympathie.
C’est sans doute lorsqu’il se remémore sa propre lâcheté, aux moments où la question de la race a menacé une carrière qu’il avait rêvée sans accroc et couronnée de succès, que la sincérité de Tweedy s’exprime le plus intensément. Dans le cas de la fameuse rencontre avec son professeur, il comprend que faire état de l’incident auprès de l’administration le rangerait presque à coup sûr dans la catégorie « homme noir hypersusceptible, limite militant, prompt à tout interpréter comme un problème racial ». Comme il le souligne à juste titre, « apprendre à devenir médecin était déjà assez difficile, sans essayer en plus de changer le système ». Tout au long de son parcours, un silence pesant enveloppe les confrontations de Tweedy avec le racisme et les préjugés. Le lecteur n’est témoin d’aucun affrontement spectaculaire ou sensationnel. Mais c’est peut-être précisément cette chape de plomb qui contraint finalement l’auteur à s’exprimer comme il le fait dans ces Mémoires.
Au début du livre, miroir du début de son parcours, Tweedy est un jeune étudiant rarement ému par les problèmes extérieurs à son petit monde. Mais, à mesure que l’histoire avance, l’horizon du récit s’élargit. Nous sommes en présence d’un plaidoyer pour le progrès, pour l’action, pour la reconnaissance du caractère imparfait de la pratique de la médecine aux États-Unis, et d’une proposition, modeste, pour parvenir à une solution. Tweedy pose souvent davantage de questions qu’il n’en résout. Son but est, comme il l’écrit en introduction, de « contribuer au débat public nécessaire sur les moyens d’améliorer la santé des personnes noires ».
Quand le jeune médecin soigne des Afro-Américains vivant dans la pauvreté, sans couverture sociale adéquate, il alterne entre empathie et apathie. Il lui arrive de s’en vouloir lorsqu’il s’aperçoit qu’il verse dans les mêmes préjugés que les médecins blancs. En explicitant ses émotions, Tweedy commence toutefois à comprendre que les inégalités et les préjugés raciaux sont si profondément institutionnalisés et normalisés dans son milieu que, même lui, un praticien afro-américain, n’en est pas exempt.
L’une des histoires les plus frappantes, qui met en évidence cette frustration intérieure, se déroule au début de ses études. Il compte parmi ses patients une adolescente afro-américaine de 17 ans, Leslie. En dépit des questions insistantes de Tweedy, la jeune fille nie toute toxicomanie, et même sa propre grossesse (alors que son ventre atteste le contraire). Irrité de voir l’entretien s’enliser sans que la moindre information en sorte et désireux de soigner à tout prix une patiente dans un état si critique, le médecin-chef de Tweedy intervient dans la conversation. Il demande d’un ton sec : « Quand as-tu fumé du crack pour la dernière fois ? » Cette question brutale permet de soutirer à la patiente – qui était effectivement toxicomane – les renseignements nécessaires. Elle suscite toutefois chez Tweedy un net sentiment de gêne. « La race avait-elle joué un rôle ? se demande-t-il. Est-ce l’apparence de la patiente, sa façon de parler, sa race ? Un mélange de tout cela ? » Bien que la couleur de peau soit la seule chose que le jeune praticien ait en commun avec elle, celui-ci est désarmé par la confrontation de Leslie avec le médecin-chef.
La première fois qu’il l’a vue, Tweedy n’a pu s’empêcher de ressentir du mépris et de la désapprobation vis-à-vis de Leslie. Elle était à ses yeux l’incarnation parfaite des préjugés et des stéréotypes négatifs concernant la communauté noire. Mais les sanglots déchirants de la jeune femme après sa fausse couche transforment ce jugement sévère en authentique compassion. Celle-ci ne fait d’ailleurs que grandir quand le médecin découvre l’enfance de Leslie et le milieu d’où elle vient : élevée par une mère accro à l’héroïne et par une série de beaux-pères qui abusaient d’elle sexuellement, elle a été placée dans une famille d’accueil à problèmes. Depuis peu, elle a commencé à se prostituer pour se procurer de l’argent et de la drogue. « Quelle chance a-t-elle eue ? » se demande l’auteur. Son jugement initial se dissipe à mesure que Leslie cesse d’être une statistique pour devenir un individu et, surtout, une patiente. Le jeune médecin se rend progressivement compte que cette empathie est cruciale pour remédier aux inégalités et préjugés affectant le milieu médical.
En plus des jugements que Tweedy se surprend à porter sur les autres, lui-même en reçoit son lot, de la part de patients blancs, mais aussi noirs. Le racisme est le plus souvent insidieux, ou peut-être trop systématique pour qu’on puisse y déceler la manifestation claire de préjugés raciaux (comme lors de la confrontation entre Leslie et le supérieur de Tweedy). D’autres cas sont, en revanche, d’une évidence terrible. Dans l’un d’eux, un Blanc d’une cinquantaine d’années déclare sans honte au personnel de l’hôpital qu’il « ne veu[t] pas d’un docteur nègre ». Dans un autre, un jeune patient, lui-même noir, remet en question la compétence de Tweedy en tant que professeur de médecine, au motif qu’il est afro-américain. Les deux situations trouvent malgré tout leur dénouement. Chacun des patients finit par le respecter à la fois en tant que médecin et en tant qu’individu. Voilà pourquoi la solution du problème tient selon lui à la création d’un lien personnel et de confiance entre le praticien et le malade. Et Tweedy conclut en suggérant modestement que les blocages dus aux préjugés et aux inégalités raciales pourront être surmontés le jour où l’on aura trouvé le moyen d’humaniser la relation entre médecin et patient.
Il se peut que cette proposition de Tweedy soit trop simple. Ou trop idéaliste et plus facile à énoncer qu’à mettre en œuvre. Mais le livre de Damon Tweedy atteint bel et bien son objectif : « contribuer au nécessaire débat public sur les moyens d’améliorer la santé des personnes noires ».
— Cet article a été rédigé en anglais pour le
prix Books/Sciences Po de la critique. Il a été traduit par Delphine Veaudor.
Notes
1. Damon Tweedy fait de l’hypertension et souffre de problèmes rénaux depuis son plus jeune âge.
Pour aller plus loin
- Eduardo Bonilla-Silva, Racism Without Racists: Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in America, Rowman & Littlefield, 2013. Sur le racisme subtil, moins explicite, qui continue de miner la société américaine.
- Monique W. Morris, Black Stats: African-Americans by the Numbers in the Twenty-First Century, The New Press, 2014. Données et statistiques sur la condition des Noirs aux États-Unis.
- Ta-Nehisi Coates, Une colère noire. Lettre à mon fils, traduit de l’anglais par Thomas Chaumont, Autrement, 2015. Par un écrivain et journaliste noir américain. Une analyse sur la persistance des tensions raciales aux États-Unis, en réponse aux bavures policières de ces dernières années.