Publié dans le magazine Books n° 51, février 2014. Par J. M. Coetzee.
On a beaucoup fantasmé, faute d’archives, sur le moment où Hitler est devenu un monstre. Dès l’enfance, sous les raclées du père ? À l’adolescence, quand il a développé une psyché de génie contrarié ? Dans sa jeunesse à Vienne, lorsque le petit provincial fut perturbé par le cosmopolitisme de la capitale ? Ou déjà dans l’œuf, dans le ventre de sa mère ? C’est l’hypothèse qu’ose Norman Mailer, au risque de conférer à Hitler la grandeur satanique à laquelle il aspirait tant.
Dans sa biographie parallèle des deux bouchers les plus sanguinaires, des pires monstres du XXe siècle, Staline et Hitler (mais Mao n’est-il pas du nombre ? Et Pol Pot ne vaut-il pas un détour ?), l’historien Alan Bullock reproduit côte à côte des photos de classe des jeunes Joseph et Adolf prises respectivement en 1889 et 1899, quand chacun avait environ dix ans (1). En scrutant ces deux visages, on se surprend à essayer de déceler quelque essence, un halo de noirceur, comme l’annonce cachée des horreurs à venir. Mais les photographies sont anciennes, la définition médiocre, on ne peut être certain, et puis l’appareil photo n’est pas un instrument divinatoire.
Le test de la photo de classe – quel sera le destin de ces enfants ? Lequel ira le plus loin ? – a un sens particulier dans les cas de Staline et d’Hitler. Est-il possible que certains d’entre nous soient mauvais dès qu’ils quittent le ventre de leur mère ? Sinon, quand le mal entre-t-il en nous, et comment ? Ou, pour poser la question sous une forme moins métaphysique, comment se fait-il que certains ne développent jamais une conscience morale...