Très tôt, et de manière apparemment spontanée, l’enfant acquiert une forte notion du « juste » et de l’« injuste », et développe le sens du don et du partage. Plus tôt encore, avant même de savoir parler, il se montre capable de sympathie, d’empathie pour une personne dont il perçoit la détresse et éprouve visiblement des émotions comme la honte, la fierté et l’embarras. Le petit d’homme aurait-il, comme pour le langage, des gènes qui le prédisposent à éprouver et pratiquer le sens moral ? Bien que ce point de vue ne soit pas celui de la plupart des philosophes, il gagne du terrain. Il est étayé par de nombreux travaux scientifiques qui concernent, outre le développement cognitif de l’enfant, le comportement des autres primates, le fonctionnement du cerveau et les effets de la sélection naturelle.
Fondé sur des ouvrages parus ces dernières années, certains tout récemment, notre dossier fournit les éléments pour juger de la pertinence de la question, sans en dissimuler la complexité.
Un scientifique de Harvard, Marc Hauser, pense qu’il existe une « grammaire » morale universelle mais cachée, inconsciente. Le célèbre primatologue Frans de Waal, lui, voit déjà les prodromes de la morale chez les chimpanzés. Il confronte son point de vue à ceux de philosophes de la vieille école, les accusant de continuer à croire sans s’en rendre compte à la théorie de Hobbes pour qui « l’homme est un loup pour l’homme », la morale étant une sorte de « vernis » imposé par la civilisation à notre nature bestiale. Le philosophe britannique John Gray se range non sans précautions au point de vue du primatologue. Il accepte son idée que ses collègues se rendent coupables de « déni anthropique », en niant a priori que des animaux puissent posséder des traits humains.
Nous évoquons au passage les travaux d’un neurologue comme Antonio Damasio, pour qui l’intégrité d’une région particulière du cerveau – construite par nos gènes – est indispensable à l’exercice de la morale. En évoquant d’autres ouvrages, Matthew Cobb, spécialiste de la biologie de l’évolution, rappelle comment les généticiens ont montré que l’altruisme à l’égard de nos proches a pu être retenu par la sélection naturelle, c’est-à-dire inscrit dans notre génome. En même temps, il fait place au philosophe australien Richard Joyce, qui défend la position traditionnelle de sa discipline, pour qui il n’y a pas de morale sans langage.
Au contraire, pour l’anthropologue et ancienne primatologue Sarah Blaffer Hrdy, comme pour de Waal, la morale a précédé le langage dans l’histoire de notre évolution. Et cependant, contrairement à de Waal, elle pense que les comportements fondamentaux de l’espèce humaine sont très éloignés de ceux des chimpanzés et nous rapprochent plutôt d’autres espèces de primates.
Ces espèces pratiquent comme nous ce que l’on appelle l’« élevage coopératif », c’est-à-dire des formes d’entraide sophistiquées entre adultes pour assurer l’élevage des bébés et des enfants. C’est de là, soutient Hrdy, que provient notre « grammaire morale ». L’homme est une espèce programmée pour la coopération et l’altruisme. S’il fait le mal, c’est aussi bien sûr en raison des gènes qui nous incitent à la violence dans certaines circonstances, mais surtout parce que l’environnement dans lequel nos lointains ancêtres ont développé leurs facultés a volé en éclats. Ainsi la guerre n’est-elle apparue que très tard dans notre histoire, à partir du moment où les hommes se sont fixés sur des territoires à défendre et où la densité démographique s’est accrue, accroissant la rareté des ressources disponibles.
Comme le souligne Matthew Cobb, il serait absurde de soutenir qu’il existe un « gène » de la morale (au singulier). Mais il n’est plus absurde de penser que, d’une manière ou d’une autre, des gènes interagissent entre eux et avec l’environnement pour générer dans l’espèce humaine, dès les premières années de la vie, sinon vraiment une grammaire morale, du moins des constantes dans les réactions comportementales, enracinées dans notre système émotionnel, qui forment le socle d’une morale humaine universelle.
Les fortes variations constatées d’une civilisation à une autre ou selon les époques ne seraient, finalement, que des variations autour d’un thème commun, dont les origines plongent leurs racines loin dans notre passé de primate et même de mammifère. Ce thème commun est parfaitement compatible avec une vision utilitariste des comportements humains, dans la mesure où la morale sert les intérêts de tous et donc de chacun, les tricheurs y compris.
Si ce socle propre à
Homo sapiens est fragile, en revanche, c’est pour deux raisons essentielles. D’abord le développement moral individuel peut être menacé par une enfance non sécurisée ou par l’effet de gènes déficients ou dont le fonctionnement est altéré. Ensuite, l’exercice de la morale peut se voir profondément perturbé par l’environnement dans lequel l’individu est plongé – comme l’illustrent certaines des photographies qui accompagnent ce dossier.
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