Publiée en juin 2010, la dernière enquête de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies montre que 85 % des Français sont hostiles à l’idée que le cannabis soit mis en vente libre, « comme le tabac ou l’alcool ». Ils sont encore plus de la moitié à rejeter l’idée que le cannabis soit autorisé « sous certaines conditions ». L’Observatoire n’a pas posé la question de savoir s’ils seraient favorables à la mise en vente libre des drogues dites dures – héroïne, cocaïne, amphétamines – tant la question, apparemment, ne se pose pas, et tant la réponse serait attendue : près de 100 % de non ! Ce que nous expliquons dans ce dossier, c’est que la question se pose, qu’elle est posée sérieusement par des gens sérieux, dont une fraction non négligeable répond par l’affirmative.
Comme souvent hélas ! en démocratie, l’opinion majoritaire est fondée sur une sainte ignorance. Dans son enquête, l’Observatoire ne pose pas la question simple de savoir si les gens sont au courant qu’il existe un pays européen où chacun peut se procurer des stupéfiants et en consommer sans être inquiété par la police et la justice. Bien peu de Français savent qu’un tel pays existe. Il est proche de nous. C’est le Portugal, qui a décriminalisé l’usage de toutes les drogues en 2001. Ce pays a désormais près de dix ans de recul pour juger de l’intérêt de cette mesure. Or le bilan est clairement positif. La consommation de drogues y est désormais l’une des plus faibles d’Europe et se fait dans des conditions sanitaires et psychologiques optimisées.
Pour tenter de réfléchir sereinement à ce sujet ô combien passionnel, la voie la plus efficace est d’examiner la situation aux États-Unis et en Amérique latine. Les problèmes nés de la prohibition y sont, en effet, tellement monstrueux que les arguments en faveur d’une libéralisation du marché ne peuvent être ignorés de l’observateur de bonne foi. Quels sont-ils ? Le principal résume tous les autres : le coût économique, social et politique de la prohibition dépasse de très loin les bénéfices qu’elle est censée apporter. Malgré l’intensité de la « guerre anti-drogues » menée par les États-Unis sur leur territoire et ailleurs dans le monde depuis des décennies, la consommation dans ce pays n’a pas diminué ; elle s’est « démocratisée », au contraire, les prix ayant baissé. Un demi-million de personnes sont entassées dans les prisons américaines pour n’avoir souvent fait que consommer une substance illicite. Quand ils en sortent, ils vivent en marge de la société. Les cartels de la drogue n’ont jamais été aussi puissants, faisant trembler sur leurs bases les fragiles démocraties latino-américaines. Au Mexique, les têtes coupées roulent sur l’asphalte. Partout, la corruption vérole les polices, les tribunaux et jusqu’aux plus hautes sphères des États.
Il n’est pas bien difficile de comprendre que la prohibition actuelle reproduit l’erreur de celle de l’alcool dans les années 1920, avec des effets décuplés sur le crime local et international, la santé publique et la cohésion sociale. Si l’on ajoute à ce tableau la question de l’Afghanistan, où l’armée américaine et les talibans se disputent
de facto le contrôle de l’épicentre de la production de l’héroïne mondiale, on voit aussi que la prohibition contribue à compromettre la paix dans le monde.
Sur ce bilan désastreux, la plupart des experts de bonne foi sont d’accord ; d’accord aussi pour conclure, en bonne logique, à la nécessité d’étudier les moyens d’assouplir les dispositifs répressifs, de libéraliser les conditions d’achat, voire de légaliser complètement le marché. Traiter les drogues comme l’alcool (qui est une drogue dure, ne l’oublions pas), telle est la solution préconisée depuis longtemps par divers économistes. L’héroïne, la cocaïne et les amphétamines seraient alors produites par des entreprises privées ayant pignon sur rue, soumises aux procédures de contrôle qualité, et leur commerce serait taxé comme celui de l’alcool ou du tabac. Les acheteurs seraient dûment avertis des effets de ces produits, comme ils le sont pour l’alcool et le tabac, mais ils seraient libres de consommer ou non et ne seraient pas mis au ban de la société. Le pari est que la consommation n’augmenterait pas, même peut-être diminuerait, comme l’exemple portugais le laisse espérer.
Ce faisant, nous reviendrions à la situation qui était celle du monde occidental à la veille de la Première Guerre mondiale, du temps où la notion de drogue illicite n’existait pas. Il va sans dire que cette solution radicale heurte les meilleurs esprits. Mais, au moins, que le débat soit lancé !
Olivier Postel-Vinay
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