Y a-t-il un bon niveau d’égalité sociale ? – La politique, l’idéologie et les faits

Commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question », écrit Rousseau dans son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. En phase avec leur temps, deux chercheurs britanniques ont adopté la démarche inverse, et leur livre fait grand bruit. Ils appellent les dirigeants des pays riches à en finir avec la politique inspirée par l’idéologie pour mettre en place une « politique fondée sur les faits » – des faits validés par la méthode scientifique. Déployant un impressionnant arsenal de données, ils apportent la « démonstration » que beaucoup attendaient. C’est la « théorie de tout », titre un article enthousiaste du Guardian, faisant allusion à la grande théorie unificatrice recherchée par les physiciens. Pour reprendre la quatrième de couverture de ce bestseller désormais en poche (non traduit en français), « ce livre fondateur, instruit par des années de recherche, fournit les preuves décisives montrant :
  • comment presque tout – de l’espérance de vie à la maladie mentale, en passant par la violence et l’illettrisme – est affecté non par la richesse d’une société, mais par son niveau d’égalité ;
  • que les sociétés qui ont le plus fort écart entre riches et pauvres sont mauvaises pour tout le monde, y compris les riches ;
  • comment nous pouvons trouver des solutions positives et nous diriger vers un avenir plus heureux et plus juste ».
Graphique après graphique, le livre entend montrer qu’il existe une corrélation entre le niveau d’inégalité dans un pays et les indicateurs de santé, de qualité de vie et d’efficacité : plus un pays est inégalitaire, plus les indicateurs seraient mauvais. Comme par ailleurs, selon les auteurs, les bénéfices à attendre d’une poursuite de la croissance ont tendance à diminuer avec le temps, c’est désormais clair, concluent-ils : l’objectif prioritaire d’un gouvernement compétent doit être la réduction des inégalités. Ils touchent là une corde sensible, pas seulement en Angleterre. En France, un sondage récent montrait que « 73 % des Français attribuent la hausse de la délinquance aux inégalités (1) ». Le grand mérite du livre est de montrer aux non-spécialistes que c’est possible. Les données existent, en effet, qui permettent d’abord de mettre en regard le niveau d’inégalité sociale dans un pays donné et quantité d’indicateurs de bien-être (ou de mal-être) et de performance ; elles permettent aussi, ensuite, de mener des comparaisons entre pays de même niveau de développement pour essayer d’en tirer des enseignements généraux. Mais comme le montrent les articles que nous rassemblons dans ce dossier et l’entretien réalisé avec le démographe et sociologue Hervé Le Bras, l’ouvrage a aussi un mérite involontaire : celui de constituer une excellente base de réflexion pour comprendre les risques méthodologiques d’une entreprise d’explication générale en sciences sociales. Car si certaines des corrélations observées par les auteurs tiennent à peu près la route, beaucoup résistent mal à un examen attentif et les conclusions apparaissent finalement bien fragiles… ; et plus dictées par l’idéologie que par l’esprit scientifique. Le lecteur pourra aussi se reporter à l’article que nous publions sur les paradoxes liés à l’ignorance de l’électeur. Pour reprendre l’exemple du sondage cité ci-dessus, d’après l’Insee, la délinquance en France n’a pas augmenté mais baissé ces dernières années (2). En outre, les données disponibles ne plaident pas dans le sens d’une corrélation entre délinquance et niveau d’inégalité. Paradoxalement, c’est dans certains des pays les plus égali­taires, comme la Suède et le Danemark, que le taux de délinquance est le plus élevé  (3).   Dans ce dossier :

Notes

1| Sondage CSA pour Marianne réalisé par téléphone le 11 août 2010 auprès de 1 021 personnes âgées de 18 ans et plus.

2| Tableaux de l’économie française, 2010. La baisse concerne les années 2003 à 2008.

3| Christopher Snowdon, The Spirit Level Delusion, Little Dice, 2010.

ARTICLE ISSU DU N°17

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