Prendre la culture au sérieux

Les plus lucides des commentateurs politiques le notent parfois : la campagne présidentielle actuelle témoigne d’un désintérêt sidérant pour les questions de culture. Le vide est par moment comblé à droite et à l’extrême droite, lorsqu’il s’agit de défendre ou de promouvoir une conception rance et xénophobe de l’identité nationale, et de proclamer l’échec du multiculturalisme – traduire : s’en prendre à l’islam et aux immigrés. Mais à gauche, cela ne vaut pas beaucoup mieux, et les voix de ceux qui tentent d’introduire des thématiques culturelles dans la campagne sont vite étouffées par une argumentation maintenant bien rodée : parler de culture, de multiculturalisme, de reconnaissance de la diversité est inadapté aux temps qui courent, tant prime le traitement politique des questions économiques, de l’injustice sociale, des inégalités croissantes ou du chômage. Et si cette affirmation ne suffit pas à faire taire les récalcitrants, on en rajoute une louche, comme encore récemment le politologue Laurent Bouvet cité dans L’Expansion : ceux qui demandent que l’on s’intéresse à de tels enjeux sont accusés de « libéral-multiculturalisme », ils voudraient substituer « le sociétal » au social, bref, ce sont au mieux de bien naïfs porte-parole des bobos, et plus vraisemblablement des traîtres au peuple, aux pauvres ou à la classe ouvrière. Misère de la philosophie politique ! Parler de diversité, ou prendre au sérieux les questions de reconnaissance culturelle, ce serait se tromper de peuple, ou de classe populaire, procéder par substitution, comme s’il fallait ne marcher que sur une jambe, comme si les pauvres, le peuple, la classe ouvrière, et autres catégories supposées constituer la référence principale de la gauche n’étaient guère concernés par les enjeux culturels. Comme s’il fallait choisir, ou bien avoir le sens du peuple, comme d’autres détenaient le sens de l’histoire, ou bien opter pour celui de la reconnaissance et de la culture Mais ne nous laissons pas intimider par ce néo-marxisme sommaire, encore plus pauvre que celui des années 1970, quand Nicos Poulantzas et quelques autres discutaient à perte de vue des classes moyennes et de leur possibilité de basculer à gauche. Prenons du champ par rapport à des modes de pensée sommaires et injustes, ignorants de surcroît de toute une grande tradition qui n’est pas spécialement marquée à droite, fondée par Hegel, et où on rencontre aujourd’hui des philosophes aussi importants que Charles Taylor ou Nancy Fraser, ou des sociologues comme Axel Honneth, le successeur de Jürgen Habermas à Francfort. Prenons l’air, sortons un moment de l’Hexagone, comme nous y invite Michel Rocard dans son dernier livre, Mes points sur les i (Odile Jacob) et, horreur suprême, n’ayons pas peur de circuler un moment dans le  monde anglo-saxon. Non pas pour vanter les mérites de tel ou tel modèle d’intégration – les dérives britanniques, par exemple, ne valent pas mieux que l’universalisme de plus en plus abstrait et les promesses non tenues de notre République, comme le suggère une réflexion comparative sur les sources des attentats de Londres (juillet 2005) et celles des violences émeutières de nos banlieues trois mois plus tard. Mais pour examiner la façon dont, ailleurs, on traite de la culture, quitte à devoir examiner l’hypothèse d’une fin de l’hégémonie occidentale, comme l’indique le titre du 40e Congrès de l’International Sociological Association qui s’est tenu à New Delhi du 16 au 19 février dernier : « After Western Hegemony : Social Science and its Publics ». Un ouvrage peut ici nous servir de guide, celui de Graeme Turner, What’s Become of Cultural Studies (Sage, 2012). L’auteur est une figure pionnière de ces Cultural Studies, apparues en Grande-Bretagne, et plus particulièrement dans le légendaire Centre for Contemporary Studies de Birmingham des années 1960 et 1970, et il s’interroge : qu’est-il advenu de ce mouvement intellectuel, qui a gagné les universités britanniques, mais aussi d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Canada, et des États-Unis, avant de poursuivre son internationalisation et de faire son chemin dans plusieurs pays d’Asie, ce dont témoigne la création, en 2000, d’une publication importante, la revue Inter-Asia Cultural Studies ? Résolument interdisciplinaires alors que, dans le contexte de leur naissance, les disciplines académiques étaient toutes puissantes, les Cultural Studies se sont professionnalisées et institutionnalisées, s’intéressant aussi bien à la télévision ou au cinéma, qu’à la consommation ou à la culture populaire. Plaidant pour des efforts en matière de conceptualisation et de théorisation, renouvelant l’approche des « aires culturelles », comme nous disons en France, ou les études littéraires et artistiques, les Cultural Studies ne sont pas indifférentes, loin de là, à l’univers des pauvres ou à celui des ouvriers. Un de leurs pères fondateurs est Richard Hoggart, l’auteur d’un célèbre ouvrage sur la culture ouvrière (1) ; le grand historien de la classe ouvrière anglaise, Edward P. Thompson, se rattache lui aussi à ce mouvement, dont la plus haute figure, Stuart Hall, est également à l’origine de la New Left Review – comme quoi on peut être nettement marqué à gauche, et même promouvoir une gauche particulièrement critique, et s’intéresser à la culture. Graeme Turner constate que les fantastiques succès des Cultural Studies imposent une réflexion inquiète sur leur interdisciplinarité, sur leur enseignement, sur leur ancrage dans des sociétés autres que celles où sont nées les sciences sociales. Il signale que Stuart Hall lui-même trouve que leur production intellectuelle pose problème, puisque ce champ, dit-il dans un entretien en 2006 au New Humanist « contains a lot of rubbish ». Il examine les liens entre les Cultural Studies et ce que Henry Jenkins a appelé la « Convergence Culture » qui articule les médias, les télécommunications et les nouvelles technologies de l’information. Et il envisage divers scenarii d’avenir pour les Cultural Studies, rappelant leur lien avec l’engagement politique, ou insistant sur l’intérêt qu’il y a à articuler l’internationalisation des Cultural Studies, leur participation à une vie intellectuelle planétaire, et leur « indigénisation », leur insertion dans l’étude des sociétés concrètes où vivent les chercheurs, les enseignants et les étudiants. J’ai pris cet exemple des Cultural Studies pour illustrer a contrario l’arrogance de plus en plus provinciale, ignorante et inadaptée au monde d’aujourd’hui de ceux qui, pour réduire au silence politique ceux qui demandent que l’on parle de culture, mettent en avant l’urgence qu’il y aurait à ne traiter que de la question sociale : on pourrait en prendre bien d’autres. La vieille gauche s’accroche à des modes de pensée qui nous enferment, au lieu de nous délivrer, il est grand temps que se construise la prochaine gauche, celle qui saura, d’un même mouvement, agir socialement ET culturellement. Michel Wieviorka 1. Richard Hoggart, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, éd. de Minuit, 1970 ; traduction de The Uses of Literacy: Aspects of Workin-Class Life with Special to Publications and Entertainments, 1957.
LE LIVRE
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Que sont devenues les Cultural Studies ? de Prendre la culture au sérieux, SAGE

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