Préjugés sur les préjugés
Publié dans le magazine Books n° 116, novembre-décembre 2021. Par Olivier Postel-Vinay.
Le premier principe du journalisme est de confirmer les préjugés existants, non de les contredire. » On doit cet aphorisme au journaliste d’investigation irlando-américain Alexander Cockburn. Orienté à gauche par tempérament, il ne dédaignait pas écrire pour The Wall Street Journal. Éditeur de la newsletter CounterPunch, devenue un magazine, il y publiait surtout des contributeurs de gauche mais accueillait aussi des intellectuels de droite. Espérons que notre dossier ne donnera pas trop l’impression de confirmer des préjugés existants !
Quels sont-ils, d’ailleurs, ces préjugés existants ? Beaucoup, comme le racisme ou le sexisme, sont décortiqués par des auteurs bien-pensants. On peut aussi épingler les préjugés des antivaccins ou encore ceux des prêtres staliniens de la cancel culture, mais il faudra attendre les historiens et sociologues du futur pour recenser les préjugés qui nous sont invisibles, et dont on se demande pourquoi ils seraient moins nombreux et prégnants que les préjugés des époques passées. Car, contrairement à un préjugé tenace, ce n’est hélas pas « en déracinant les préjugés par l’instruction que les hommes pourront s’éclairer sur leur intérêt bien entendu, et réaliser le progrès social dans l’ordre et la liberté » (Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1937).
Un autre préjugé sur les préjugés est de penser, comme le font la plupart des dictionnaires actuels, que le préjugé est forcément une opinion « préconçue ». On le voit chez les antivaccins ou les complotistes tels que les tenants de la théorie du « grand remplacement », les préjugés sont au contraire le plus souvent étayés par des arguments qui font mouche et paraissent suffisamment convaincants pour grossir le flot des adeptes. Les préjugés sont lestés, pourrait-on dire, de « postjugés ». Pour exprimer cela dans les termes d’un freudisme de bazar, ceux-ci scellent un surmoi occultant la véritable nature des préjugés inconscients sous-jacents.
Les fausses théories scientifiques du passé, comme la théorie des miasmes, censée expliquer les épidémies, ou celle du complexe d’Œdipe, censée expliquer nos comportements, sont un cimetière de préjugés savamment construits, devenus au fil du temps des orthodoxies gravées dans le marbre et dont la contestation pouvait valoir l’excommunication, sinon le bûcher. Quelles sont les fausses théories scientifiques d’aujourd’hui ? Ou les fausses croyances d’autant plus enracinées qu’on les pense étayées par les résultats de ce qu’il est convenu d’appeler « la science » ?
« Savants et ignorants sont tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite […] qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier », écrivait en 1673 le curé François Poullain de La Barre. La phrase est tirée de son ouvrage De l’égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés. Un livre magnifique qui est tombé dans un oubli total – et ce n’est pas un hasard – avant d’être exhumé par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Les premiers mots de la phrase interpellent. Savants et ignorants ont souvent partie liée ; c’est, me semble-t-il, un préjugé courant de ne pas en prendre conscience.
— Olivier Postel-Vinay