Pourra-t-on vivre sans dormir ?
Publié le 27 mars 2015. Par la rédaction de Books.
Finir une tâche urgente, s’amuser jusqu’au bout de la nuit avant de retourner au bureau, ou lire tout Balzac d’une seule traite. Qui n’a jamais n’a jamais rêvé de ne pas avoir à dormir ? L’historien Jonathan Crary, peut-être. En tout cas, il n’a aucune envie d’être transformé en bruant à gorge blanche par l’armée américaine. Le Pentagone observe de près ces oiseaux qui peuvent rester éveillés pendant sept jours d’affilée.
Quiconque a vécu sur la côte ouest, en Amérique du Nord, le sait sans doute : des centaines d’espèces d’oiseaux migrateurs s’envolent tous les ans à la même saison pour parcourir, du nord au sud et du sud au nord, des distances d’amplitude variable le long de ce plateau continental. L’une de ces espèces est le bruant à gorge blanche. L’automne, le trajet de ces oiseaux les mène de l’Alaska jusqu’au Nord du Mexique, d’où ils reviennent chaque printemps. À la différence de la plupart de ses congénères, cette variété de bruant possède la capacité très inhabituelle de pouvoir rester éveillée jusqu’à sept jours d’affilée en période de migration. Ce comportement saisonnier leur permet de voler ou de naviguer de nuit et de se mettre en quête de nourriture la journée sans prendre de repos. Ces cinq dernières années, aux États-Unis, le département de la Défense a alloué d’importantes sommes à l’étude de ces créatures. Des chercheurs de différentes universités, en particulier à Madison, dans le Wisconsin, ont bénéficié de financements publics conséquents afin d’étudier l’activité cérébrale de ces volatiles lors de leurs longues périodes de privation de sommeil, dans l’idée d’obtenir des connaissances transférables aux êtres humains. On voudrait des gens capables de se passer de sommeil et de rester productifs et efficaces. Le but, en bref, est de créer un soldat qui ne dorme pas. L’étude du bruant à gorge blanche n’est qu’une toute petite partie d’un projet plus vaste visant à s’assurer la maîtrise, au moins partielle, du sommeil humain.
À l’initiative de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense du Pentagone (DARPA), des scientifiques mènent aujourd’hui, dans plusieurs laboratoires, des études expérimentales sur les techniques de l’insomnie, dont des essais sur des substances neurochimiques, la thérapie génique et la stimulation magnétique transcrânienne. L’objectif à court terme est d’élaborer des méthodes permettant à un combattant de rester opérationnel sans dormir sur une période de sept jours minimum, avec l’idée, à plus long terme, de pouvoir doubler ce laps de temps tout en conservant des niveaux élevés de performances physiques et mentales. Jusqu’ici, les moyens dont on disposait pour produire des états d’insomnie se sont toujours accompagnés de déficits cognitifs et psychiques indésirables (un niveau de vigilance réduit, par exemple). Ce fut le cas avec l’utilisation généralisée des amphétamines dans la plupart des guerres du XXe siècle, et, plus récemment, avec des médicaments tels que le Provigil. Sauf qu’il ne s’agit plus ici, pour la recherche scientifique, de découvrir des façons de stimuler l’éveil, mais plutôt de réduire le besoin corporel de sommeil.
Depuis plus de deux décennies, la logique stratégique de la planification militaire américaine tend à éliminer la part dévolue aux individus vivants dans la chaîne de commandement, du contrôle et de l’exécution. Des milliards ont été dépensés afin de développer des systèmes de ciblage et d’assassinat robotiques ou télécommandés, avec les résultats consternants que l’on sait au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs. Malgré les prétentions extravagantes qui fondent ces nouveaux paradigmes stratégiques et malgré l’insistance que mettent les analystes militaires à déprécier l’agent humain comme étant le « maillon faible » de ces systèmes opérationnels de pointe, le besoin, pour ces mêmes militaires, de disposer de grandes armées humaines n’est pas près de se tarir dans un futur proche. La recherche sur l’insomnie apparaît comme un élément parmi d’autres pour obtenir des soldats dont les capacités physiques se rapprocheraient davantage des fonctionnalités d’appareils et de réseaux non humains. À l’heure actuelle, le complexe militaro-scientifique investit massivement dans le développement de formes de « cognition augmentée » censées améliorer tout un ensemble d’interactions homme-machine. Dans le même temps, les militaires financent également d’autres secteurs de la recherche sur le cerveau, y compris le développement de drogues « antipeur ». Dans les cas où il ne sera pas possible d’utiliser des drones armés de missiles, on aura besoin d’escadrons de la mort, de commandos sans peur et sans sommeil pour des missions à durée indéterminée. C’est dans cette perspective que l’on a cherché à étudier les bruants à gorge blanche, en les coupant des rythmes saisonniers qui sont les leurs dans l’environnement de la côte pacifique : à terme, il s’agit d’imposer au corps humain un mode de fonctionnement machinique, aussi bien en termes de durée que d’efficacité. Comme l’histoire l’a montré, des innovations nées dans la guerre tendent nécessairement ensuite à être transposées à une sphère sociale plus large : le soldat sans sommeil apparaît ainsi comme le précurseur du travailleur ou du consommateur sans sommeil. Les produits « sans sommeil », promus agressivement par les firmes pharmaceutiques, commenceraient par être présentés comme une simple option de mode de vie, avant de devenir, in fine, pour beaucoup, une nécessité.
Des marchés actifs 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des infrastructures globales permettant de travailler et de consommer en continu – cela ne date pas d’hier ; mais c’est à présent le sujet humain lui-même qu’il s’agit de faire coïncider de façon beaucoup plus intensive avec de tels impératifs.
En savoir plus : « Nous sommes pris au piège de la vitesse », entretien avec Harmut Rosa, Books, septembre 2010.