Tout bien réfléchi
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Pour augmenter votre QI, regardez la télé


Crédit: National Archives and Records Administration

La première émission officielle de télévision a été diffusée en France le 16 avril 1935. Depuis, la petite boîte a bien grandi. On l’a accusée de tous les maux : bêtifier les enfants, nourrir la violence… Pas du tout, assure le journaliste spécialiste des nouvelles technologies Steven Jonhson. Dans Everything Bad Is Good For You, il affirme que la culture populaire et notamment la télévision ont contribué à l’augmentation générale du quotient intellectuel. Une thèse nuancée par Malcolm Gladwell dans cet article du New Yorker, traduit par Books en 2009

 

Il y a vingt ans, le politologue James Flynn découvrait un curieux phénomène. Les Américains – à en croire, du moins, les tests de quotient intellectuel (QI) – devenaient plus intelligents. Le phénomène était passé inaperçu pendant des années parce que ceux qui élaborent ces tests révisent en permanence le système de notation pour maintenir la moyenne à 100. Mais, constatait Flynn, si l’on décidait d’ignorer ce changement d’étalon de mesure, les résultats aux tests s’amélioraient régulièrement, gagnant environ 3 points par décennie. Une personne que son QI plaçait dans les 10 % supérieurs de la population américaine en 1920 serait à présent dans le dernier tiers (sur l’« effet Flynn », lire aussi cet article). C’est là sans aucun doute, en partie, une répercussion du progrès économique : la vague de prospérité qui a déferlé sur les pays occidentaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a permis à la population de se nourrir mieux, d’être plus éduquée, et plus familière avec les tests de QI. Mais, même après le retrait de la vague, les scores ont continué d’augmenter, non seulement aux États-Unis mais dans l’ensemble des pays développés. Qui plus est, l’accroissement n’a pas été l’apanage des enfants ayant fréquenté les garderies haut de gamme et les écoles privées. Le milieu de la courbe – occupé par ceux qui ont prétendument souffert de la détérioration de l’enseignement public, de l’absorption régulière des émissions de télévision les plus grand public et d’une musique pop bêtifiante – a progressé tout autant. Mais que se passe-t-il donc ? Dans un livre merveilleusement divertissant, Everything Bad Is Good For You, Steven Johnson suggère que c’est précisément ce que nous pensions nous abrutir qui nous rend plus intelligents : la culture populaire.

Les Sopranos contre Dallas

Johnson est l’ancien rédacteur en chef du magazine en ligne Feed et l’auteur de plusieurs ouvrages sur la science et la technologie. Sa pensée est agréablement éclectique. Il est aussi à l’aise dans l’analyse du dessin animé Le Monde de Nemo que dans la dissection des complexités d’un logiciel, et il est tout à fait capable d’utiliser la notion nietzschéenne d’éternel retour pour discuter des nouvelles règles créatives en vigueur à la télévision. Johnson cherche à comprendre la culture populaire non pas dans les termes de la postmodernité académique, consistant à se demander ce que la série télévisée Shérif, fais-moi peur nous apprend sur l’aliénation des hommes du sud des États-Unis, mais dans le sens très pratique consistant à se demander comment Shérif, fais-moi peur affecte le fonctionnement de nos cerveaux.

Comme le souligne Johnson, la télévision est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était il y a trente ans. Elle est plus ardue. Dans les années 1970, un épisode normal de Starsky et Hutch suivait une trajectoire essentiellement linéaire : deux personnages, pris dans une intrigue unique, progressant vers une conclusion catégorique. Regarder aujourd’hui un épisode de Dallas, c’est être sidéré par l’incroyable lenteur du rythme, les laborieuses tentatives de nouer des relations sociales et l’exaspérante simplicité d’un scénario en tout point prévisible. Aujourd’hui, un seul et même épisode des Sopranos peut dérouler cinq fils narratifs différents, faisant intervenir une dizaine de personnages qui font des tours et des détours dans l’intrigue. Souvent, la télévision moderne demande aussi au spectateur de « combler les trous », pour reprendre l’expression de Johnson. Par exemple quand un épisode de Seinfeld (1) parodie avec subtilité les théoriciens du complot à propos de l’assassinat de Kennedy ou quand n’importe quelle aventure des Simpsons contient une multitude d’allusions à la politique, au cinéma ou à la culture populaire.

Les sommes impressionnantes que génère aujourd’hui le « second marché » de la télévision à travers les ventes de DVD et la syndication incitent les scénaristes à imaginer des programmes qui supportent d’être regardés trois ou quatre fois. Même des émissions de téléréalité comme Survivor [qui a inspiré Koh-Lanta, NdT] impliquent le téléspectateur d’une manière inédite, selon Johnson : « Quand nous regardons ces émissions, la partie de notre cerveau qui gère les émotions de notre entourage – détectant les subtils changements d’intonation, de gestuelle et d’expression – scrute l’action sur l’écran, en quête d’indices. […] Alors que nous buvons les histoires, nous essayons d’analyser les jeux avec du recul. Les émissions de téléréalité ont mis aux heures de grande écoute l’exercice de jugement rétrospectif. »

Comment est-il possible, s’interroge l’auteur, que ces plus grandes exigences cognitives de la télévision d’aujourd’hui ne comptent pas ?

Johnson applique le même raisonnement aux jeux vidéo. La plupart de ceux qui les dénoncent, avance-t-il, n’y ont en fait pas joué – du moins, pas récemment. Il y a vingt ans, Tetris ou Pac-Man étaient de simples exercices de coordination motrice et de reconnaissance des formes. Les jeux actuels relèvent d’un tout autre registre. Johnson fait remarquer que l’un des walk-throughs – ces guides officieux qui analysent les jeux et aident à en déjouer les complexités – de Grand Theft Auto III fait 53 000 mots, soit à peu près autant que son livre. Le jeu vidéo contemporain crée un monde imaginaire complet, riche en détails et niveaux de difficulté.

Jongler avec des impératifs contradictoires

À l’évidence, ce ne sont pas des jeux au sens où l’étaient les passe-temps comme le Monopoly, le gin-rami ou les échecs, avec lesquels beaucoup d’entre nous ont grandi. Ils ne comportent pas un ensemble de règles claires qu’il faut simplement apprendre puis appliquer au cours de la partie. Et c’est pourquoi nous sommes souvent si déroutés par les jeux vidéo modernes : nous n’avons pas l’habitude des situations où il nous revient de découvrir ce que nous devons faire. Il ne suffit pas, comme nous le pensons généralement, d’apprendre à appuyer plus vite sur les boutons. Ces jeux dissimulent des informations essentielles aux joueurs, qui doivent peser et choisir des hypothèses pour comprendre l’environnement du jeu ; et il faut parfois quarante heures pour arriver au bout d’un jeu vidéo. Loin d’être des machines à plaisir instantané, comme on les décrit souvent, ils sont en réalité « axés sur un plaisir reporté – parfois si longtemps que l’on se demande s’il va jamais arriver », écrit Johnson.

Les joueurs doivent en même temps gérer une quantité étourdissante d’informations et de possibilités. Le jeu propose une série d’énigmes qu’il ne suffit pas, pour gagner, de résoudre les unes après les autres. Il faut élaborer une véritable stratégie de long terme pour réussir à jongler avec des intérêts contradictoires et les coordonner. En dénigrant le jeu vidéo, soutient Johnson, nous l’avons confondu avec d’autres phénomènes de la vie adolescente, comme la tendance à mener plusieurs tâches de front – envoyer des courriels tout en écoutant de la musique, en parlant au téléphone et en naviguant sur Internet. Jouer à un jeu vidéo est, en fait, un exercice qui consiste à « établir la bonne hiérarchie des tâches et à les exécuter dans le bon ordre, écrit-il. Il s’agit de découvrir un ordre et un sens dans le monde et de prendre les décisions qui aident à créer cet ordre ».

Naturellement, il ne semble pas juste de dire que regarder 24 Heures Chrono ou jouer à un jeu vidéo puisse être aussi important sur le plan cognitif que lire un livre. Le succès phénoménal des Harry Potter n’est-il pas de meilleur augure pour la culture que le succès équivalent de Grand Theft Auto III ? Johnson répond à cela en imaginant ce que les critiques auraient pu écrire si les jeux vidéo avaient été inventés il y a des centaines d’années et qu’une chose appelée livre n’avait commencée d’être vendue aux enfants à grand renfort de marketing que très récemment : « La lecture ne stimule pas suffisamment les sens, et ce de façon chronique. Contrairement à la vieille tradition du jeu – qui plonge l’enfant dans un univers coloré en trois dimensions, empli d’images animées et d’environnements musicaux, dirigé et commandé par des mouvements musculaires complexes –, les livres ne sont qu’un chapelet stérile de mots alignés sur la page. […] En outre, les livres isolent tragiquement. Alors que les jeux impliquent depuis nombre d’années les jeunes dans des relations sociales complexes avec leurs amis, construisant et explorant ensemble des univers, les livres obligent l’enfant à s’enfermer dans un endroit tranquille, coupé de toute interaction avec les autres. […] Mais la caractéristique peut-être la plus dangereuse de ces livres est le fait qu’ils suivent une trajectoire linéaire immuable. On ne peut influer sur le récit d’aucune manière – on ne peut que rester assis tandis que l’histoire vous est imposée. […] Cela risque d’instiller une passivité générale chez nos enfants, qui se sentiront impuissants à changer leur condition. La lecture n’est pas une pratique active, participative ; c’est une pratique soumise. »

Deux formes de pensée complémentaires

Il plaisante, bien sûr, mais en partie seulement. Les livres et les jeux vidéo représentent en réalité deux formes d’apprentissage très différentes. Quand on lit un manuel de biologie, c’est le contenu qui compte. La lecture est une forme d’apprentissage explicite. Quand on joue à un jeu vidéo, l’intérêt réside dans la façon dont il vous fait réfléchir. Les jeux vidéo sont un exemple d’apprentissage collatéral, ce qui n’est pas moins important.

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Être « intelligent » implique de maîtriser avec facilité ces deux formes de pensée : l’aptitude à résoudre les problèmes, qui compte, par exemple, dans les jeux vidéo et les tests de QI, mais aussi le genre de connaissance cristallisée qui vient de l’apprentissage explicite. Si le livre de Johnson a un défaut, c’est qu’il soutient parfois que nous sommes en général « plus intelligents », alors qu’il ne parle en vérité que de nos facultés de résolution de problèmes. Quand il s’agit de l’autre forme d’intelligence, la réalité de nos progrès n’est pas claire du tout, comme peut l’attester n’importe quel individu comparant, par exemple, la déclaration de Gettysburg aux discours présidentiels des vingt dernières années (2). La vraie question est donc de savoir quel serait le juste équilibre entre ces deux formes d’intelligence. Ce qui est mauvais est bon pour vous ne répond pas à cette question. Mais Johnson fait quelque chose de presque aussi important : nous rappeler de ne pas tomber dans le piège consistant à penser que l’apprentissage explicite est la seule forme d’apprentissage qui importe.

Haro sur la récré

Ces dernières années, un certain nombre d’écoles primaires ont progressivement supprimé ou réduit les récréations pour les remplacer par un surcroît de maths ou d’anglais. C’est le triomphe de l’explicite sur le collatéral. Car, pour un enfant de dix ans, la récréation est un « jeu » exactement au sens où les jeux vidéo le sont pour un adolescent, selon l’acception de Johnson : un environnement non structuré qui oblige l’enfant à agir, à rechercher la logique cachée, à trouver un ordre et un sens au milieu du chaos.

Dans la même veine, l’un des débats qui agitent aujourd’hui le corps enseignant porte sur la valeur des devoirs à la maison. L’analyse de centaines d’études réalisées sur le sujet montre que les éléments à l’appui de cette pratique sont, à tout le moins, ténus. C’est au lycée ou pour des matières comme les maths que les devoirs semblent être plus utiles. Mais, à l’école primaire, leur intérêt pédagogique paraît insignifiant ou nul. Leur effet sur la discipline et l’apprentissage de la responsabilité personnelle n’est pas prouvé non plus. Quant au lien de causalité entre les devoirs au lycée et la réussite scolaire, il reste à établir : devient-on meilleur parce qu’on consacre plus de temps aux devoirs ? Ou bien, les meilleurs élèves, prenant plus de plaisir à faire leurs exercices, leur consacrent-ils naturellement plus de temps ? La réponse n’est pas claire. Alors, pourquoi notre société est-elle donc si attachée aux devoirs ? Peut-être parce que nous avons si peu foi dans les autres manières dont les enfants pourraient utiliser leurs loisirs : aller se promener et faire ainsi de l’exercice ; passer du temps avec leurs copains et récolter les fruits de l’amitié ; ou, comme le suggère Johnson, s’installer devant un jeu vidéo et exercer leur cerveau avec rigueur.

Ce texte est paru dans le New Yorker le 16 mai 2005. Il a été traduit par Béatrice Bocard.

Notes

1| La série télévisée Seinfeld, diffusée dans les années 1990 aux États-Unis, raconte avec loufoquerie le quotidien de quatre amis new-yorkais. Avec ses dialogues acérés, elle est devenue une référence de la culture populaire américaine.

2| Il s’agit du célèbre discours prononcé par Abraham Lincoln à Gettysburg, en 1863, en hommage aux victimes de la guerre de Sécession.

LE LIVRE
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Tout ce qui est mauvais est bon pour vous. de Steven Johnson, Privé, 2009

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