Peut-on « penser par soi-même » ?
Publié dans le magazine Books n° 117, janvier-février 2022. Par Sebastian Dieguez.
L’idée est louable : viser une pensée indépendante, libre des préjugés ambiants. Mais qu’en est-il en réalité ? Une philosophe le montre, même la déduction logique est ancrée dans le social.
L’injonction est aujourd’hui très populaire. La remettre en cause risque fort de déclencher une certaine perplexité, voire de provoquer insultes et menaces (comme j’ai pu le constater personnellement). Après tout, n’est-elle pas l’un des fondements des Lumières, constitutif du « Sapere aude ! » (« Ose savoir ! ») d’Emmanuel Kant ? Qui songerait à dénier non seulement cette capacité, mais ce droit apparemment inaliénable à « penser par soi-même » ?
Eh bien Kant lui-même, en premier lieu. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), il préconise certes, comme première « maxime du sens commun », de « penser par soi-même », c’est-à-dire de façon active et non passive, et sans recours aux préjugés. Mais voici, immédiatement après, sa deuxième maxime : « Penser en se mettant à la place de tout autre. » C’est ce que le philosophe appelle la pensée « ouverte », qui reconnaît donc ses propres limites et insuffisances et qui est appelée, par nécessité, à s’enrichir...