Ombres et lumières du marquis de Pombal

Fut-il un réformateur inspiré ou un despote ambitieux et avide de pouvoir ? L’un n’exclut pas l’autre. Le Brésil lui doit une bonne part de son identité.


Portrait du marquis de Pombal peint par Louis-Michel van Loo en 1766.

Au cœur de la partie de Lisbonne construite à la fin du XIXe siècle, à l’extrémité de l’Avenida da Liberdade, s’ouvre une vaste place circulaire. En son centre, juchée sur un piédestal de quarante mètres de haut, se dresse la statue du personnage qui lui donne son nom : le marquis de Pombal, tout-puissant Premier ministre du roi José 1er, au XVIIIe siècle. L’homme d’État est accompagné d’un lion, symbole de force et de pouvoir. Il regarde en direction de la « Baixa », la partie ancienne de la ville dont il a organisé la reconstruction après que Lisbonne eut été dévastée par le terrible tremblement de terre de 1755 et les incendies qui ont suivi. Sur les flancs du socle sont énumérés ses nombreux autres titres de gloire : soutien au commerce et à l’industrie, réorganisation des finances publiques et de l’administration, réduction des discriminations et des privilèges. Mais l’Histoire a également retenu une autre image du marquis : celle d’un autocrate impitoyable avec ses opposants, imposant sa politique de transformation du pays avec la plus extrême dureté. Fut-il un réformateur inspiré ou un despote ambitieux et avide de pouvoir ? Ainsi que le montrent José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira dans leur récent livre à son sujet, la question n’a cessé de faire l’objet de controverses, qui se poursuivent de nos jours.


Issu d’une famille de petite noblesse assez obscure, Sebastião José de Carvalho e Melho, futur marquis de Pombal après avoir été tout d’abord élevé au rang de comte d’Oeiras, a commencé sa carrière publique assez tard, à l’âge de 39 ans. Ambassadeur du Portugal à Londres, il eut l’occasion d’y observer l’essor économique de l’Angleterre et d’y étudier les facteurs qui l’expliquaient. En poste à Vienne, il fut impressionné par la manière dont l’impératrice Marie-Thérèse réussissait à courber le pouvoir de la noblesse et l’influence du clergé. Veuf d’une première femme qu’il avait enlevée à sa famille, il rencontra dans la capitale autrichienne celle qui allait devenir sa seconde épouse, une demoiselle de haute noblesse qui lui donna sept enfants. Rappelé à Lisbonne, nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères, il se hissa au sommet du pouvoir à la faveur du tremblement de terre de 1755. Désemparé devant l’ampleur de la catastrophe, le roi fit appel à lui. Lisbonne était en ruine et en proie aux flammes et aux pillages. En quelques jours, il prit avec détermination les mesures nécessaires pour enterrer les morts, soigner les blessés, prévenir les épidémies, nourrir la population et arrêter les pillards. Dans les années qui suivirent, il fut le maître d’œuvre de la reconstruction du centre de la ville selon un plan géométrique, dans un style architectural moderne et homogène, à l’aide de techniques antisismiques avant la lettre. Devenu secrétaire d’État, l’équivalent d’un Premier ministre, jouissant de tous les pouvoirs que lui avait délégués un monarque peu intéressé par les affaires publiques, il mit en œuvre un vaste programme de réformes.  Pour exploiter les vins de Porto, il créa une compagnie monopolistique et fit établir une des premières appellations d’origine contrôlée. Pour réduire le pouvoir de l’Église, la censure et l’Inquisition, à la tête de laquelle il nomma un de ses frères, furent placées sous le contrôle de l’État. Détestant les jésuites, il fit fermer leurs nombreux établissements d’enseignement avant de les chasser du pays puis d’intriguer auprès du Pape pour obtenir la suppression de l’ordre. L’importation d’esclaves sur le territoire du Portugal fut interdite et la différence de statut entre « vieux chrétiens » et « nouveaux chrétiens » (juifs convertis) abolie. Ces réformes, Pombal les mit en œuvre avec une main de fer. À Porto, une révolte de petits producteurs et commerçants donna lieu à quatorze exécutions et de nombreuses condamnations à l’exil ou à l’emprisonnement. Une rébellion de pêcheurs hostiles à la mise sur pied d’une société monopolistique dans leur domaine fut matée avec une grande férocité. Pombal profita aussi d’une tentative d’assassinat du roi pour frapper de terreur la noblesse. Deux des aristocrates en vue impliqués et plusieurs membres de leur famille et de leur domesticité furent publiquement exécutés par les moyens les plus barbares (certains suppliciés sur la roue, un d’entre eux brûlé vif), en un spectacle macabre qui émut toute l’Europe. 


Face à la puissance économique de l’Angleterre, le Brésil et ses richesses (l’or, mais aussi le sucre, le tabac, le coton) représentaient pour le Portugal un atout que Pombal entendait bien exploiter. Au moment où il prit ses fonctions, la Couronne ne contrôlait que très partiellement cet immense territoire. Pour l’essentiel, il était administré par des ordres religieux, notamment les jésuites. Ceux-ci avaient établi dans l’ensemble du pays, mais plus particulièrement en Amazonie et dans le sud, une série de « réductions » dans lesquelles ils tenaient rassemblées les populations indigènes pour les protéger des trafiquants d’esclaves et les évangéliser. Affirmant qu’ils maintenaient les Indiens dans l’ignorance et l’isolement, Pombal, avec l’aide d’un autre de ses frères nommé gouverneur de l’État de Grão-Pará et Maranhão (lui-même ne se rendit jamais au Brésil), s’employa à mettre en place des structures d’administration civile. Les jésuites avaient fait du tupi-guarani la « langue générale » de communication dans leurs missions. Il rendit obligatoire l’utilisation du portugais. Il émancipa les Indiens et encouragea leur assimilation à la population des colons en prônant la généralisation des mariages mixtes. Il stimula par contre l’importation d’esclaves africains, créant même pour leur transport (mais aussi celui des marchandises à destination de l’Europe) deux sociétés commerciales. Afin de rapprocher le centre de décision de la frontière sud du pays, plus vulnérable, la capitale déménagea de Salvador de Bahia à Rio de Janeiro. Certaines de ces mesures nous semblent à présent très critiquables. D’un autre côté, si le Brésil, soulignent José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira, est aujourd’hui un puissant pays à l’unité politique, linguistique et administrative forte plutôt qu’une mosaïque de nations comme celle issue de l’empire espagnol, le marquis de Pombal y est pour beaucoup. 


La mort du roi José 1er entraîna sa chute. La reine Maria 1ère , qui ne l’aimait pas et ne supportait pas d’entendre prononcer son nom, le dépouilla de toutes ses charges et lui interdit de fouler le sol de Lisbonne. Les nombreux ennemis qu’il s’était faits relevèrent la tête et cherchèrent à se venger. Attaqué en justice pour corruption, il bénéficia de la clémence royale et mourut en exil sur ses terres à l’âge de 82 ans. Controversée de son vivant, sa réputation le resta après sa mort. Une partie substantielle du livre de Franco et Oliveira est consacrée à un exposé de son destin posthume dans le discours politique, l’opinion publique, la littérature savante mais aussi romanesque, sa personnalité et sa vie hautes en couleur ayant inspiré un certain nombre d’écrivains. Au XIXsiècle, montrent-ils, s’est construit une sorte de mythe du marquis de Pombal. Aux yeux de la bourgeoisie libérale et républicaine, plus particulièrement de la franc-maçonnerie (dont il a peut-être fait partie sans qu’aucun document ne l’atteste), il était un héros, perçu comme un précurseur de la modernité. Mais ce mythe avait aussi sa face noire. Au moment précis où, en 1882, au scandale des milieux traditionnalistes, catholiques et légitimistes, la bourgeoisie progressiste célébrait le centième anniversaire de sa mort, l’écrivain Camilo Castelo Branco, dans un petit livre qui allait faire date, fixait son image de tyran sanguinaire et sans pitié oppressant son peuple. Le culte de Pombal continua au XXe siècle sous le régime de l’Estado Novo d’António Salazar, conservateur en matière religieuse mais libéral en économie et nationaliste en politique, avec l’inauguration de sa célèbre statue. Aujourd’hui, « philo-pombalistes » et « anti-pombalistes » s’affrontent encore. Dans un ouvrage très remarqué paru en 2023 sur les raisons du retard historique de développement du Portugal, l’économiste Nuno Palma attribue celui-ci, à côté des effets pervers de l’arrivée massive d’or du Brésil, à la dégradation du niveau de l’éducation secondaire et supérieure suite à l’expulsion des jésuites et à la réforme de l’université par Pombal, qui, accuse-t-il, n’a pas réussi à remplacer ce qu’il avait détruit. Une question n’a cessé de travailler les historiens, notamment depuis la parution en 1995 d’une biographie de Pombal par Kenneth Maxwell, qui la soulevait explicitement : jusqu’à quel point faut-il considérer cet homme comme un produit typique, un représentant exemplaire de l’époque des Lumières ? Sa politique de sécularisation, d’abolition des rentes, de promotion du commerce et de l’éducation et de lutte contre l’obscurantisme a été menée au nom des valeurs de l’âge des Lumières : le rationalisme, l’individualisme et le progrès. Mais la manière dont il exerçait le pouvoir s’inscrivait dans le droit fil des principes et des méthodes des régimes de monarchie de droit divin. Ainsi que l’indique l’expression même de « despotisme éclairé », despotisme et esprit des Lumières sont parfaitement compatibles. Mais sur le spectre qui va de l’absolutisme le plus arbitraire à l’autoritarisme le plus tolérant, Pombal se situait clairement au pôle le plus radical. On doit aussi s’interroger sur ses motivations. S’il s’est employé à abaisser la noblesse et le clergé, et à appuyer la bourgeoisie industrielle et marchande, ce n’était pas par respect pour la liberté individuelle ou pour les libertés civiles, mais dans le but de renforcer le pouvoir royal au service de la grandeur du pays, en abattant tout ce qui pouvait s’y opposer. Davantage qu’un Frédéric II, une Catherine II ou un Joseph II particulièrement dur, le marquis de Pombal fut en réalité une sorte de Richelieu portugais au siècle des Lumières. 

LE LIVRE
LE LIVRE

O Marquês de Pombal e a Unificação do Brasil. Pombalismo, História e Literatura de José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira, Temas e Debates, 2024

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