Interlude
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Ode au passant parisien

L’image de la tour Eiffel s’affiche de par le monde en signe de solidarité avec Paris. Mais c’est un autre symbole qui a été touché vendredi soir, une figure qui a repris ses droits presque immédiatement : le passant. Une spécificité parisienne que l’éditeur Hetzel décrit avec humour, en 1868, dans ce chapitre du Diable à Paris intitulé « Ce que c’est qu’un passant ».

 

Un soldat, un prêtre, un fonctionnaire, un ouvrier portant les attributs de leur état social ne sont pas des passants.

Un passant est quelqu’un qui ressemble à tout le monde et qui ne peut se distinguer de personne.

Ce qui ressemble le mieux à un passant, c’est un autre passant.

Il n’y a de passants qu’à Paris. Un provincial ne sait pas ou sait mal ce que c’est qu’un passant.

Un homme qu’on connaît n’est point un passant. On sait toujours plus ou moins en province ce qu’est un homme qui passe, et où il va. Un passant est un homme qui va on ne sait où. Il n’y a donc de passants en province que pour les étrangers.

Il ne faut pas confondre l’homme qui se promène avec le passant.

Un homme qui se promène a l’air d’aller partout ou de n’aller nulle part. Un passant est un homme qui va quelque part.

Les gens qui se promènent, n’eussent-ils pour guide que le hasard, sont des gens qui se cherchent et semblent venus où ils sont, exprès pour se regarder. Les passants sont des gens qui se rencontrent, qui se croisent et qui, à moins qu’ils ne se coudoient, passent outre sans s’apercevoir même qu’ils se sont rencontrés.

Le passant est quelqu’un qui est seul et qui reste seul au milieu de tout le monde, qui ne se soucie pas de vous et qui vous est indifférent, à tort peut-être, — car tout passant est un secret.

Cet homme qui passe, il se peut que votre maîtresse l’attende.

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Vous l’aimerez demain, chère lectrice ; et toi, lecteur, retiens-le, ton sort pourrait bien être dans ses mains.

Vous cherchez des amis, vous cherchez des maris, vous cherchez des amants, vous cherchez ce qui vous manque, pourquoi ce passant ne serait-il pas ce que vous cherchez ?

Paris est la ville du monde où l’on peut faire, à propos d’un passant, le plus grand nombre de conjectures. Comme dans la rue rien ne distingue un homme d’un autre homme, un passant peut être, au gré du spectateur, un ministre ou un grand acteur, un prince ou un député, un ambassadeur ou un bourgeois quelconque. Et de même que la beauté d’une femme aimée est surtout dans l’œil de celui qui l’aime, de même la qualité d’un passant est dans l’œil de celui qui l’examine.

Pour les femmes, un passant est un homme qui les regarde trop ou qui ne les regarde pas assez, une insulte ou un compliment, quelquefois l’un et l’autre. Si c’est une insulte, à quoi bon en parler ? Si c’est un compliment, où est le mal ? D’un inconnu, d’un passant, toute louange s’accepte : elle n’est pas compromettante, et elle est désintéressée. Après cela, les louanges désintéressées sont-elles bien celles que les femmes préfèrent ?

— Pour un sot pénétré de sa seule importance, un passant est un impertinent qui la méconnaît, ou un pauvre diable qui l’ignore.

— Pour un homme célèbre, c’est une leçon d’humilité. Le passant lui rappelle que tous les hommes se ressemblent.

— Pour l’homme pressé qui court à ses affaires, le passant n’est qu’un obstacle matériel, trop multiplié.

— Pour un homme quinteux, un passant c’est un ennemi.

— Pour un amoureux, un passant n’est rien.

— Pour un flâneur, un passant est une distraction comme une autre.

— Pour un curieux, c’est un mot à chercher ou à surprendre.

— Pour un coupable, tout passant est un danger.

— Pour un homme ivre, s’il a le vin tendre, le passant, c’est son meilleur ami ; — s’il a le vin mauvais, c’est un propre à rien, « qu’est-ce qu’il fait dans la rue ? »

— Pour un jaloux, c’est un rival.

— Pour un envieux, c’est celui qui a ce qui lui serait dû.

— Pour un avare, cela pourrait bien être un voleur.

— Pour un homme malheureux, un passant est un indifférent de plus.

— Pour un pauvre, c’est l’espérance cent fois déçue.

— Pour l’homme qui n’a rien, un passant est toujours un homme qui a quelque chose.

Vous convient-il de descendre dans quelques détails ? — Essayons.

— Pour un tailleur, le passant est quelqu’un qu’il habillerait toujours mieux que cela.

— Pour le charretier chargé de l’arrosage, c’est ce qui fait de la poussière.

— Pour le balayeur, c’est ce qui fait de la boue.

— Pour un cocher, c’est ce qui gêne les voitures et qu’il est malheureusement défendu d’écraser.

— Pour l’ouvrier laborieux et intelligent, c’est son travail qui passe, c’est le consommateur. — Pour l’ouvrier quinteux, utopiste et paresseux, toujours mécontent, c’est celui qui ne fait rien, l’exploiteur… mot terrible sous lequel se cache la pire des haines.

— Pour l’œil d’une femme qui épie derrière sa persienne l’arrivée de celui qui déjà devrait être là, c’est une déconvenue et une impatience : un retard dans un désir.

— Pour le goutteux retenu sur sa chaise longue, c’est un homme diablement heureux, puisqu’il marche.

— Pour le prisonnier, c’est, quel qu’il soit, celui qu’il voudrait être, car c’est la liberté.

— Pour l’agent de police, c’est celui qu’il arrêtera peut-être demain, celui qu’il a peut-être tort de ne pas arrêter aujourd’hui.

— Pour le pick-pocket, — quand ce n’est pas le mouchard qu’il redoute, — c’est son dîner encore égaré dans la poche d’un autre, c’est son fonds de commerce ambulant, c’est ce qu’est le gibier pour le braconnier à l’affût, quelque chose qu’il faut saisir sans bruit et qui peut-être ne vaudra ni la poudre, ni la prison.

Pour un monarque qu’on supposerait égaré par un caprice, comme les califes des Mille et une Nuits, dans les rues de sa capitale, c’est… mais cela dépend des jours et du monarque, c’est un des atomes, soutiens ou terreur de sa puissance, c’est son esclave, sa chose, ou son maître.

— Pour un homme politique, c’est une des gouttes d’eau du flot qui peut tout emporter, dont le mouvement peut être ralenti, mais non arrêté.

— Pour un philosophe, c’est une fraction de son système.

Le passant n’est donc qu’un être relatif, qui, par lui-même, ne saurait être autre chose qu’un passant, et qui n’acquiert de valeur particulière qu’à la condition d’être rencontré et jugé.

La rue est le royaume du passant ; quand il a disparu, le royaume est vide. La solitude et le silence s’en emparent, et il n’y reste pas trace de son passage.

La rue, n’est-ce pas la terre tout entière ? Qu’y reste-t-il de l’homme quand il a passé ?

Mais dans la rue, comme sur la terre tout entière, alors même qu’il ne resterait rien de lui quand il a passé, l’homme est quelque chose quand il passe. — Car le passant, c’est — les passants, — c’est-à-dire le sang le plus chaud qui puisse courir dans les veines d’une grande cité.

À voir tous ces contrastes se rencontrant sans se heurter, sans se voir, — la joie à côté de la misère, l’homme qui rit à côté de l’homme qui pleure, le vice à côté de la vertu, l’oppresseur à côté de sa victime ; à voir cette mêlée, sans but apparent, des intérêts, des sentiments et des mouvements les plus opposés, les pires et les meilleurs, ce flux et ce reflux monotone dont la pensée semble être dans ce mot : « Ôte-toi de là que j’y passe, » vous pourriez croire que l’égoïsme l’a emporté, et qu’il ne se rencontre dans Paris que des individus et pas de société.

Détrompez-vous : il arrive qu’à des heures solennelles ces membres épars se rejoignent soudain ; ces forces, tout à l’heure isolées, trouvent un centre commun ; ces unités, qu’on avait si soigneusement séparées, se groupent d’elles-mêmes et s’aperçoivent qu’elles sont un nombre : les mains se serrent, les cœurs s’embrasent, et dans cette foule où d’abord vous n’aviez vu que des passants il vous faut saluer bientôt ce formidable peuple de Paris qui n’est chez lui que quand il est dans la rue, auquel on ne croit que quand il se montre, et qui a été, toutes les fois qu’il l’a fallu, — et en dépit de tout et de tous, — le premier peuple de la terre.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Diable à Paris de Pierre-Jules Hetzel, Hetzel, 1869

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