Nonfiction.fr – Un Mishima emprunté

Sur le site Nonfiction.fr, Thomas Garcin, spécialiste de littérature japonaise, pointe les insuffisance d’une récente biographie de Mishima, qui flirte selon lui avec le plagiat. Pour lire l'article sur le site de Nonfiction, cliquer ICI.

Le projet de Jennifer Lesieur était osé et ses chances de réussite étaient faibles. Rédiger une nouvelle biographie sur Mishima sans maîtrise de la langue japonaise condamnait l’auteure à se limiter aux seules sources disponibles en anglais ou en français, soit à peine une quinzaine d’ouvrages, d’inégale qualité. S’il faut en croire sa bibliographie, particulièrement chiche, l’auteure n’a cependant même pas cherché à recenser l’ensemble de ces textes. Ses sources se réduisent principalement à deux biographies, toutes deux parues en 1974 et depuis systématiquement citées par les commentateurs occidentaux de l’écrivain : Mishima. A Biography, ouvrage de référence du japonologue et traducteur américain John Nathan (traduction française publiée chez Gallimard sous le titre La Vie de Mishima) et The Life and Death of Mishima Yukio du journaliste britannique Henry Scott-Stokes (traduction française publiée chez Picquier sous le titre Mort et vie de Mishima). Son livre est donc au mieux une bonne synthèse, au pire une compilation maladroite, qui flirte avec le plagiat. Nous penchons pour la seconde hypothèse.

Quelle que soit par ailleurs la qualité des biographies de Scott-Stokes et de Nathan, le Mishima de Jennifer Lesieur souffre de la comparaison. Il est d’abord évident qu’à la différence du premier, et a fortiori du second, l’auteure n’est pas une spécialiste du contexte japonais et qu’elle n’a mené aucune enquête de terrain. Elle n’a pu, comme Nathan, bénéficier d’un accès direct à l’ensemble de l’œuvre dont, rappelons-le, seule une petite partie a été traduite (généralement à partir de la version anglaise). Lesieur se trouvait donc extrêmement dépendante des travaux de ses devanciers auxquels – sans doute par souci de ne pas reprendre in extenso de longs passages de leurs livres – elle retranche finalement beaucoup plus qu’elle n’ajoute. Très évasive (notamment au sujet de ses sources) ses remarques frôlent parfois, par manque de précision et de nuance, le stéréotype. Ses efforts pour éviter le plagiat sont surtout peu concluants.

Prenons un exemple concret. On peut lire, pages 32-33 (précisons, pour la bonne lecture des extraits qui vont suivre, que Kimitake est le vrai prénom de Mishima et que Azusa, Shizue, Chiyuki, Natsu et Yoko sont respectivement les prénoms de son père, sa mère, son frère, sa grand-mère et sa femme) :

« Azusa est surtout cruel envers Shizue, trop sensible à ses yeux, et envers Kimitake, dont les manières efféminées l’exaspèrent. Il décide de lui interdire ce qu’il pense en être la cause, sa passion première, les livres. Alors qu’il est désormais libre de jouer dehors, Kimitake préfère rester dans sa chambre à lire. À douze ans, il dévore les grandes œuvres japonaises, du roman-fleuve médiéval Le Dit du Genji au sulfureux contemporain Tanizaki, mais aussi Rilke, Oscar Wilde, Villiers de l’Isle-Adam. Des goûts peu communs pour un jeune Japonais de cette époque, où ses compatriotes sont encore persuadés d’être une race supérieure à la race occidentale, mais la Gakushūin ne pratique pas de censure intellectuelle. »

Il ne faut pas chercher bien loin pour découvrir que ce passage ne fait, comme souvent, que synthétiser – de façon contestable, sans le moindre recul, et sans préciser la filiation [dans les rares notes qu’on trouvera en fin d’ouvrage, Lesieur mentionne certes quelques emprunts faits à Scott-Stokes et Nathan ; mais c’est en vérité la quasi-totalité du livre qu’il faudrait annoter ainsi] – deux passages, dont l’un est issu de Scott-Stokes, p. 109-110 (dans l’édition française, parue chez Picquier) et l’autre de Nathan (p. 41 dans l’édition française, parue chez Gallimard). Pour le premier :

« À quinze ans, Mishima s’intéresse principalement au travail scolaire et à la littérature […]. Il lit l’œuvre de Tanizaki Junichiro, important romancier japonais, ainsi que Rainer Maria Rilke, Raymond Radiguet et Oscar Wilde. […] Goûts littéraires bien extraordinaires pour un jeune Japonais de l’époque ; mais il est un élève exceptionnel d’une école peu courante. Personne, aux Gakushūin, ne lui interdit de lire Wilde ou Radiguet parce qu’il s’agit d’auteurs appartenant à des races inférieures (à l’époque, le credo officiel affirme que les Japonais sont supérieurs par essence à tous les autres peuples, et destinés à les dominer). »

Et pour le second :

« Maintenant, il était témoin pour la première fois de la cruauté d’Azusa envers Shizué en même temps qu’il se trouvait le principal objet des sévérités de son père. Ce dernier était strict envers tous ses enfants (Chiyuki était constamment grondé et puni pour sa “balourdise”) mais envers Kimitake en particulier il se montrait tyrannique, comme si, se sentant coupable, il essayait de défaire ce qu’il considérait être les effets “efféminés” de l’éducation de Natsu. Au début, il s’en prit spécialement au fait que Kimitaké fut toujours “plongé dans les livres”. Bien que ce dernier eût désormais toute liberté de sortir à son gré, il préférait rester à lire ; à douze et treize ans, ce garçon découvrait Oscar Wilde, Rilke, la littérature de cour et le grand décadent japonais Junichiro Tanizaki ; on le voyait rarement sans livre. »

Sans doute aurait-il été intéressant de confronter les deux textes et d’en contester les affirmations les plus péremptoires (est-ce vraiment parce qu’ils appartiennent à une race supposément inférieure que Wilde ou Radiguet ne sont pas interdits à l’école des pairs, le Gakushūin ? Je ne suis pas historien mais l’analyse me paraît un peu courte). Or c’est exactement le contraire que fait Lesieur qui se contente de mélanger le tout sans discernement, choisit à l’évidence l’information la plus sensationnelle (Mishima a tout lu à douze ans et non pas à quinze) et finit par un résumé succinct qui accentue encore le caractère catégorique de la phrase. Quid de l’extraordinaire influence de la littérature occidentale sur les écrivains et hommes de lettres de la génération de Mishima et de la génération précédente ? La supposée conviction qu’avaient les Japonais d’appartenir à une race supérieure est-elle aussi univoque que Lesieur semble le supposer ? Le résumé est, sans surprise, plus pauvre que les textes dont il s’inspire… Quelquefois le plagiat est encore plus flagrant et emprunte directement à l’une des deux biographies précédentes. Ainsi, page 221 :

« En juin, Mishima convoque ses avocats pour transférer les droits de Confession d’un masque et d’Une soif d’amour à sa mère. Un choix réfléchi, puisque Confession continue de se vendre à cent mille exemplaires par an. Avec Le Pavillon d’or, c’est le roman de Mishima le plus souvent repris en anthologie. Une soif d’amour est plus confidentiel, mais c’est un récit qu’il a écrit au début de sa carrière, avant son mariage, et sa mère y est plus attachée que Yoko, désignée comme exécutrice testamentaire du reste de son œuvre. »

Extrait qu’il faut comparer avec ce paragraphe de la biographie de Nathan (p. 295) :

« En juin, Mishima rencontra son conseiller juridique afin de transférer les droits de Confession d’un masque et de Soif d’amour à Shizué. C’était un choix attentif. Confession continuait à se vendre à raison de cent mille exemplaires par an, et après Le Pavillon d’or, était celui des romans qu’on reproduisait le plus souvent dans les anthologies. Soif d’amour n’avait pas connu un aussi beau succès commercial comparativement ; par conséquent, nul ne pourrait dire que Mishima avait réservé les plus riches donations à sa mère. En outre, ces deux romans, écrits avant son mariage, étaient en fait le premier et le second roman de sa carrière professionnelle. Shizué y serait davantage attaché tandis que pour Yoko, ils ne possédaient aucune signification personnelle. »

Seule une analyse vraiment personnelle aurait pu donner un peu de sel à cet ouvrage. L’auteure est plus convaincante quand elle aborde la dimension sémantique de l’œuvre. Il n’est, par exemple, pas faux de noter que chez Mishima « l’être aimé est intouchable ; celui qui aime est voué à une perpétuelle descente aux enfers » (p. 167) ou de mentionner une forme de prévalence du paraître sur l’être (p. 171 : « Chez ses personnages masculins, la beauté ne marque pas seulement leur enveloppe charnelle : leur existence et leur moralité sont entièrement déterminées par leur exceptionnelle apparence »). Mais ces remarques sont rares et auraient mérité un approfondissement. Elles ne suffisent pas à racheter l’ensemble.

Car en entrant dans les détails le dossier à charge s’alourdit. Notre impression globale est que l’auteure a écrit ce livre le plus rapidement possible et sans même prendre la peine de se relire. Cette biographie est ainsi parsemée d’informations inexactes (p. 43 : résumant de façon expéditive un récit déjà contestable de Scott-Stokes, Lesieur affirme que le Yuki de Mishima Yukio signifie « neige » alors que l’idéogramme de neige n’apparaît pas dans le pseudonyme choisi par l’écrivain ; p. 65 : le titre français Quatre Sœurs d’un roman de Tanizaki devient Trois Sœurs ; p. 111 : le narrateur du Pavillon d’or ne serait jamais nommé alors qu’on apprend dès le premier chapitre, que son nom est Mizoguchi ; p. 252, le nenbutsu, invocation répétitive et rituelle du nom du Bouddha, est arbitrairement assimilé à une prière pour les morts, etc.) et de maladresses de style (p. 26, syntaxe un peu lâche : « La question du bien-être de l’enfant ne traverse pas l’esprit du reste de la famille, à part Shizue qui reporte son amour sur ses deux autres enfants, en attendant une issue improbable » ; p. 59, redondance : « Les années suivantes voient l’occupation américaine remodeler le pays à travers de profondes réorganisations »). L’approximation historique se mêlant à la nonchalance stylistique, on aboutit parfois à des phrases dont on peine à saisir le sens : « Les premières actions des forces alliées sont, dans le désordre, la libération des prisonniers politiques, l’abolition de la police secrète et du bureau des censeurs – jusque-là géré par l’occupation » (p. 65).

Un lecteur qui connaîtrait très peu la vie de Mishima ne trouverait sans doute pas ce livre inintéressant. Mais cela tiendrait moins à la qualité intrinsèque de l’ouvrage qu’à l’étrange existence et personnalité de Mishima. Ceux qui, comme nous, se sont déjà penchés sur la vie de l’écrivain auront en revanche du mal à comprendre pourquoi les Éditions Gallimard ont choisi de publier un texte qui n’ajoute rien et dont l’élaboration est déontologiquement contestable. Le fait est d’autant plus surprenant que ce sont ces mêmes Éditions Gallimard qui avaient publié La Vie de Mishima de John Nathan, ouvrage qui reste aujourd’hui, même en intégrant les travaux publiés en japonais, probablement la meilleure biographie jamais écrite sur l’écrivain.

Thomas Garcin

Diplômé de l’IEP de Paris, doctorant en littérature japonaise (IETT, Lyon 3), actuellement ATER en japonais à l’université de Strasbourg.

LE LIVRE
LE LIVRE

Mishima, Gallimard

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