Publié dans le magazine Books n° 16, octobre 2010. Par John Gray.
La démocratie n’est pas une invention propre à l’Occident. Mais elle n’a pas la valeur universelle qu’on lui prête souvent – et que lui prête le théoricien John Keane. Elle n’est pas forcément le meilleur garant de la paix, de la sécurité, de la prospérité, de la bonne gestion des problèmes. Ni même de la tolérance et de la liberté. Les peuples le savent.
Écrivant en 1908, le théoricien allemand Max Weber, l’un des pères fondateurs de la sociologie, observait : « Des concepts comme “volonté du peuple”, “véritable volonté du peuple”, ont depuis bien longtemps cessé d’exister à mes yeux. Ce sont des fictions. Toutes les idées visant à abolir la domination de l’homme par l’homme sont utopiques. » Weber était un libéral, sur le plan politique, et il n’a jamais douté de la supériorité de la démocratie sur la tyrannie. Mais c’était aussi un réaliste. Or, si la démocratie peut rendre les gouvernements redevables et assurer des alternances pacifiques, pensait-il, elle ne peut abolir le besoin de dirigeants.
Dans son ouvrage monumental, produit de plus d’une décennie de recherches et long de près de mille pages, John Keane entend invalider cette vision réaliste. Ne citant la réflexion de Weber que pour la rejeter, il proclame : « Les démocraties, comprises comme des formes de gouvernement où nul corps ne gouverne, rendent superflu le fétiche de dirigeant (1). » Cet ouvrage érudit et militant est, dans une large mesure, un exercice de réécriture de l’histoire de la démocratie....