« Si je trouve un stylo et du papier
[dans sa cellule], cela sera bien plus grave que si j’y trouve une arme », avertit un surveillant pénitentiaire lorsque Nawal El Saadawi fut incarcérée à la prison pour femmes de Qanatir, près du Caire, en 1981 pour « crimes contre l’État » (elle dirigeait alors un magazine féministe).
Dans
Walking Through Fire, le deuxième tome de son autobiographie, qui fait suite à A
Daughter of Isis (1999), Nawal El Saadawi raconte comment elle avait réussi à cacher de quoi écrire sous le plancher de la cellule qu’elle partageait avec douze autres femmes – des marxistes ou des prostituées qui avaient, elles aussi, eu maille à partir avec le régime d’Anouar el-Sadate. Les notes qu’elle parvint à faire sortir de sa geôle furent publiées quelques années plus tard sous le titre
Mémoires de la prison des femmes 1, ajoutant cette pierre à l’édifice extraordinaire de l’œuvre de l’une des plus anciennes et célèbres dissidentes égyptiennes, qui comprend des Mémoires, des récits de voyage, des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et des essais.
Nawal El Saadawi a toujours ressenti le besoin d’avoir de quoi écrire sous la main. Enfant, elle cachait cahier et stylo sous son oreiller la nuit, et, comme l’écriture a toujours été associée pour elle à l’idée de la mort, elle demanda un jour à un enseignant si elle pourrait continuer au paradis – une question qui lui valut d’être mise à la porte de la classe. Adulte, elle a gardé cette habitude et a toujours à son chevet de quoi noter ses pensées au réveil. La priver de ces outils essentiels ou interdire ses écrits, comme les autorités politiques et religieuses n’ont cessé de le faire au cours de son existence, n’a eu pour effet que de la pousser à la révolte. « C’est le stylo et le papier qui m’ont fait divorcer de deux maris », écrit-elle sur un ton de défi dans
Walking Through Fire, dans une de ces phrases qui surgissent de la page comme un poing levé.
Nawal El Saadawi l’a compris d’emblée : « L’écriture est un combat », comme le disait la romancière australienne Christina Stead. C’est d’autant plus vrai pour les femmes dans des sociétés extrêmement patriarcales. « Elle a exprimé l’inexprimable », estime la romancière canadienne Margaret Atwood. Elle a fait œuvre de pionnière en faisant prendre conscience de réalités de sa vie et de celle d’autres femmes que personne n’avait jusque-là osé exprimer publiquement. Ces Mémoires s’inscrivent dans cette tradition. Sa vie, telle qu’elle la présente, est une suite d’épreuves et de trahisons.
À 6 ans, elle se fait exciser, une mutilation génitale consentie par sa mère, qui a supervisé l’opération. À 9 ans, l’arrivée de ses règles la terrifie, sentiment qu’elle éprouvera de nouveau des années plus tard lorsqu’elles cesseront. Elle termine ses études de médecine avant l’âge de 25 ans sans avoir été formée aux actes chirurgicaux qu’elle aura à accomplir. Puis il y a ses maris : le premier perdra son idéalisme révolutionnaire pour sombrer dans le nihilisme et la jalousie à l’égard du travail de sa femme ; le deuxième, traditionaliste, finira par la battre, ce qui la poussera à avorter et à multiplier les tentatives de suicide.
Et, lorsqu’elle parvient à se faire un nom comme écrivaine, ce sont les autorités et ses adversaires politiques qui la menacent et la mettent sous surveillance, font fermer les associations et les magazines qu’elle a fondés, censurent et interdisent ses livres, la jettent en prison, réclament sa tête, la placent sur la liste de personnes à abattre et la contraignent à l’exil.
Walking Through Fire nous conduit jusqu’au tournant du millénaire : Nawal El Saadawi a pris de l’âge mais a toujours autant d’ennuis. En 2001, elle est poursuivie en justice pour « apostasie » – ce qui pourrait la condamner à divorcer de son troisième mari, Sherif Hetata, qui est le traducteur de ces Mémoires en anglais. Elle gagne son procès mais finit tout de même par divorcer de lui, ce dernier ayant commencé après quarante-trois ans de mariage une liaison avec une femme de cinquante ans sa cadette.
Cette accumulation fait paraître la vie d’El Saadawi bien sombre, mais ce n’est pas l’impression qui ressort de ses Mémoires, un récit vivant et bouillonnant, chargé d’émotion et d’une grande fébrilité intellectuelle. Même ses faiblesses (platitudes, jargon politique, répétitions superflues, chronologie erratique) traduisent l’authenticité de l’expérience vécue – car c’est parfois ainsi que nous parlons et que nous pensons : par raccourcis, à la va-vite, de façon obsessionnelle et par associations d’idées. Le désordre qu’elle laisse transparaître est justement ce qui donne à son histoire la force et la proximité dont manquent beaucoup d’autobiographies plus policées. Ce qui jaillit de ces pages, c’est son caractère indomptable et son impressionnante confiance en elle. Le livre tire son titre d’un commentaire que sa mère a fait un jour à son propos : « Nawal, on pourrait la jeter dans le feu qu’elle en ressortirait sans une égratignure. Il n’y a pas plus futé qu’elle. »
Nawal El Saadawi se plaît à dire qu’elle n’aime pas les ornements, les « chichis » ; elle s’enorgueillit de sa simplicité vestimentaire et de son franc-parler, qu’elle tient de sa grand-mère, une paysanne qui parlait avec la concision des illettrés. L’ascétisme ou la simplicité peuvent bien entendu être un genre qu’on se donne, au même titre que le manque de naturel dont elle se méfie, mais, dans son cas, c’est un choix politique, une réponse réfléchie aux normes imposées par les hommes de pouvoir auxquels elle s’est heurtée. Elle les décrit assis derrière d’imposants bureaux sous les portraits à cadre doré de leurs dirigeants, arborant la même moustache et les mêmes chaussures lustrées que leurs généralissimes et allant jusqu’à reproduire leurs tics de langage.
Après avoir obtenu son diplôme à la faculté de médecine du Caire, Nawal El Saadawi, mère divorcée d’un enfant en bas âge, part ouvrir un dispensaire à Kafr Tahla, le village où elle a grandi. Elle se sent vite solidaire des habitants et observe d’un œil méfiant les responsables politiques qui règnent dans les campagnes : leurs noms changent, mais jamais leur comportement – ce qui confirme la véracité du vieux slogan anarchiste : « On peut voter pour qui on veut, c’est toujours l’État qui gagne. »
Son rapport compliqué à l’autorité l’a conduite à prendre conscience que la langue renforce le pouvoir des puissants, non seulement à travers les déclarations démagogiques ou dans les réunions enfumées 100 % masculines où l’on répète toujours la même chose en se coupant la parole, mais aussi dans le sexisme ordinaire et l’hypocrisie véhiculés par la langue elle-même. « La langue arabe n’a pas été faite pour moi, elle ne me parle pas », écrit-elle en soulignant la marginalisation des écrivaines et journalistes qui, partout dans le monde, ont le plus grand mal à utiliser une langue qui est la leur mais ne correspond en rien à ce qu’elles veulent dire : « Cette langue n’est pas faite pour moi, elle utilise des mots et des expressions sublimes qui nient mon existence. » Elle dénonce des expressions toutes faites telles que « l’homme de la rue » et « l’homme libre » et les compare à leurs équivalents au féminin qui sont, eux, péjoratifs. Elle observe qu’un homme qui parle de révolution exprime une opinion, alors qu’une femme qui dirait la même chose passe pour une débauchée. Ces outrages linguistiques ne sont pas de simples détails techniques : c’est par le langage que les hommes imposent leur loi aux femmes.
Les histoires les plus émouvantes que relate Nawal El Saadawi ne la concernent pas elle, mais des préadolescentes mariées de force par leur famille à des hommes de l’âge de leur grand-père. Au dispensaire, elle entend parler d’une jeune fille, Massouda, mariée à 12 ans, qui souffre d’évanouissements et d’hallucinations qui lui font voir des démons. Elle est soumise à un
zar (exorcisme) pratiqué par des femmes de la localité pour la libérer de ces visions. L’exorcisme ayant échoué, Nawal El Saadawi prend Massouda sous son aile et comprend que ses maux sont dus au traumatisme qu’elle a subi : son vieux mari la violait avec un pied de chaise. La police vient malgré tout récupérer la jeune fille pour la rendre à son époux, ou plutôt à son propriétaire, sans lui laisser le temps de guérir. Massouda prend de nouveau la fuite et est retrouvée noyée dans le Nil. À la vue de son corps juvénile et squelettique, Nawal El Saadawi songe au mythe d’Osiris, l’insatiable divinité du fleuve que les Égyptiens tentaient d’apaiser en jetant des jeunes filles vierges à l’eau.
La riche mythologie égyptienne est une source d’inspiration pour Nawal El Saadawi, qui s’identifie à ses différentes divinités, se réclame de leurs multiples talents et en tire des parallèles avec ses propres déboires. Par moments, la conscience de son destin exceptionnel la pousse à passer d’une légitime fierté à un sentiment peu charitable. Trois de ses plus proches amies l’accompagnent tout au long de cette période, et jouent le rôle d’un chœur antique chargé de commenter les méfaits du patriarcat et les enjeux militants. Il faut reconnaître l’effet comique du procédé (une amie joue le rôle d’une communiste à l’air pincé, une autre celui d’un électron libre à l’affût de toutes les bonnes occasions). Elles sont les faire-valoir de Nawal El Saadawi, qui se sert d’elles pour mettre en avant son bras de fer avec les autorités, sur lequel elle ne nous dit d’ailleurs pas tout.
Il est difficile de savoir si l’amour-propre la pousse à passer certains épisodes sous silence ou si elle se perd seulement dans la masse des textes autobiographiques qu’elle a déjà publiés. Quoi qu’il en soit, quand on sait ce qu’elle a dû endurer et avec quel courage elle a tenu tête à ceux qui tentaient de l’intimider et de la remettre dans le rang, il est certain que, sans une immense foi en elle-même et en la justesse de ses instincts, elle n’aurait jamais tenu bon.
Les pages les plus intéressantes sont celles où Nawal El Saadawi nous parle de ses échecs et de ses ruptures, notamment dans les chapitres intitulés « Amour et désespoir », « La défaite » et « Une révolution avortée ». Parmi les écrivains de gauche, ce sont souvent des femmes qui font le récit le plus honnête, et donc le plus utile, de leur vie, sans en donner une vision héroïque et idyllique. Elles livrent sans fard l’histoire de leurs combats contre des sociétés très inégalitaires, comme l’on fait Christina Stead et Christa Wolf, par exemple. Nawal El Saadawi n’hésite pas à s’exposer et à se mettre en danger. « J’écris ce que je vis », confiait-elle récemment dans une interview, et cette expérience n’a fait que confirmer ce qu’elle percevait déjà dans son enfance – à savoir que l’écriture pouvait la mettre en danger de mort.
Cela ne l’empêche pas de persévérer, car cette activité lui apporte une libération et une forme de transcendance. Pour illustrer cette idée, elle prend l’image de l’oiseau (sans surprise : la comparaison revient très souvent chez les auteures). Au début de son récit, son départ d’Égypte lui permet de « déployer ses ailes », et elle s’envole vers l’exil.
Walking Through the Fire s’achève sur son retour au pays. Dans l’avion qui la ramène, elle boit et mange sans retenue, et flirte éhontément avec un bel inconnu pour surmonter sa peur de la mort et sa « peur de voler ». Ils parlent de cinéma, de politique et de censure. Il lui dit qu’elle ressemble à Sophia Loren ; elle pense qu’il est le portrait craché de Gregory Peck. Finalement, quand il lui demande ce qu’elle fait dans la vie, et, quand Nawal El Saadawi lui révèle qu’elle est écrivaine, la réponse vient confirmer ce qu’elle a toujours ressenti : « C’est merveilleux, dit-il, alors vous êtes une femme libre. »
— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 8 janvier 2019. Nous le reproduisons avec l’autorisation de News Licensing. Il a été traduit par Florence Hertz.