« Mourez si vous ne pouvez faire autrement, mais ne tuez pas ! »
Publié en mai 2024. Par Michel André.
Figure emblématique de l’Amazonie brésilienne, Cândido Rondon était à la fois un explorateur aguerri et un humaniste. D’ascendance mélangée et d’origine modeste, il créa en 1910 le Service de protection des Indiens. Héros national, il a aussi été accusé d’avoir promu un développement économique peu favorable à la protection de la grande forêt et de ses habitants.
Le nom de Cândido Rondon sonne familièrement aux oreilles de ceux qui ont lu Tristes Tropiques, le livre de souvenirs de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui l’y mentionne en passant à quelques reprises. Aux États-Unis, Rondon n’a longtemps été connu que comme le Brésilien qui aurait servi de « guide » à l’ancien président Theodore Roosevelt dans une entreprise légendaire, la descente en 1913-1914 d’un sous-affluent d’un sous-affluent de l’Amazone aujourd’hui appelé Rio Roosevelt. En réalité, il était bien plus que le guide : ingénieur et astronome de formation, il co-dirigeait l’expédition. Au Brésil, celui qui est le plus souvent désigné comme le maréchal Rondon, titre qui lui fut décerné à la fin de sa longue vie (il est mort à 92 ans en 1958), est une figure célèbre et célébrée : des rues, des places, des écoles et même un État, le Rondônia, portent son nom. Explorateur, Rondon a parcouru des milliers de kilomètres dans des zones mal connues ou inconnues du pays, cartographiant les régions qu’il traversait et les reliant aux grandes villes en y établissant des lignes de télégraphe. Proche des Amérindiens, avec lesquels il a dans certains cas établi les premiers contacts, il n’a cessé de les défendre. En 2019, le journaliste américain Larry Rohter racontait sa vie riche en péripéties dans un livre en portugais. Cette biographie est désormais disponible en anglais.
Né en 1865 dans un village du sud du Mato Grosso, région au centre-ouest du Brésil dont la moitié nord fait partie du bassin amazonien, Rondon, qui s’appelait alors Cândido da Silva – Rondon est le nom qu’il choisira plus tard en hommage à un de ses oncles – était d’ascendance très mélangée, ainsi qu’en témoignait son teint cuivré : son père avait des origines européennes, amérindiennes et africaines, sa mère était de sang indigène (Bororo et Terena). Bien qu’il ait rapidement perdu ses deux parents, il gardera de son enfance un souvenir idyllique. À l’âge de 6 ans, assure Larry Rohter, « Rondon était capable de monter à cheval, tirer, placer des pièges, chasser, pêcher et traquer le gibier. Il savait quels baies, fruits et champignons étaient comestibles, et lesquels ne l’étaient pas. Des indigènes locaux il avait appris les vertus médicinales des plantes et de l’écorce ou des feuilles de certains arbres ». Enfant particulièrement brillant, il fut envoyé à l’école de la capitale de l’État, Cuiabá. À 16 ans, il intégrait un collège militaire à Rio, la carrière des armes étant, avec la prêtrise, la principale voie d’émancipation sociale pour les garçons d’origine modeste. Élève acharné, il lisait les grands romans français et portugais (Hugo, Dumas, Eça de Queiroz) et les travaux des naturalistes (von Humboldt, Darwin, Agassiz).
Le moment où, après six ans d’étude, il sortit diplômé de l’école coïncide avec le renversement de l’empereur Pedro II et l’instauration de la république. Très proche du leader antimonarchiste Benjamin Constant Botelho de Magalhães, Rondon, sans en être un des principaux protagonistes, fut associé à cet épisode. Benjamin Constant, ainsi nommé en hommage au penseur politique français, était adepte du positivisme d’Auguste Comte. La vision scientiste, sociale et humaniste de cette philosophie très répandue dans l’élite brésilienne séduisait Rondon. Toute sa vie, ses convictions positivistes restèrent l’épine dorsale de sa conception du monde. En 1892, il épousait une femme de sept ans plus jeune que lui, Francisca Xavier. Il lui resta profondément attaché, ainsi qu’à leurs sept enfants, mais ne pouvait passer du temps avec eux que lorsqu’il était à Rio, ce qui ne se produisit qu’épisodiquement pendant la plus grande partie de son existence.
Durant 25 ans, d’abord sous la supervision d’un officier supérieur qu’il considéra toujours comme son mentor (également adepte du positivisme), Antônio Gomes Carneiro, puis seul à la tête de détachements de plusieurs dizaines d’hommes, Rondon réalisa une série d’expéditions dans les terres marécageuses et les zones forestières du Mato Grosso. À côté de l’installation de lignes télégraphiques, elles avaient pour objectif de dresser la carte des régions traversées, cataloguer leurs ressources naturelles et identifier leurs habitants. Ces missions se déroulaient dans des environnements naturels dangereux (un de ses hommes fut un jour dévoré par les piranhas), des conditions éprouvantes (moustiques, pluies torrentielles et chaleur accablante) et au milieu de populations hostiles ou méfiantes. Conscient que leur réussite et même la vie de ceux qui les entreprenaient, souvent des soldats peu enclins à obéir aux ordres, exigeaient le respect absolu de la discipline, Rondon faisait régner celle-ci sans jamais fléchir, n’hésitant pas à faire appliquer des châtiments corporels.
L’expédition qu’il mena à la demande du gouvernement en compagnie de Theodore Roosevelt fut une des plus mémorables. L’idée était de déterminer la direction et le cours d’une rivière dont il avait découvert la source lors d’une mission précédente. Le voyage, qui dura en tout cinq mois, dont deux sur la rivière, se déroula dans des conditions dramatiques. En raison de la présence de nombreux rapides, il fallut souvent porter les pirogues sur la terre ferme et plusieurs d’entre elles chavirèrent. Secoué par la fièvre et blessé à la jambe, Roosevelt échappa à la mort de justesse et trois hommes ne revinrent pas. Les membres survivants de l’équipe, qui comprenait le fils de Roosevelt, arrivèrent à destination en haillons, affamés, exténués et malades. Encore eurent-ils la chance que les Indiens Cinta Larga qui habitaient la région, plutôt que de les attaquer, les laissèrent passer sur leur territoire.
Tous ceux qui ont eu l’occasion de fréquenter Cândido Rondon le présentent comme une personne extraordinaire. Petit, conservant en permanence le maintien très droit des officiers, il possédait une résistance physique à toute épreuve et une volonté de fer. Sur la plupart des photos qu’on a gardées de lui en expédition, il est debout, impeccablement sanglé dans son uniforme au milieu de la forêt moite ou sous le soleil brûlant. Mangeant peu, il était capable de rester de longues heures sans s’alimenter. Toute sa vie, il s’est levé avant l’aube. En voyage, lorsque ses compagnons de route ouvraient leurs paupières, ils le découvraient habillé et rasé de près. Après avoir pris un bain dans le cours d’eau le plus proche, il avait déjà rédigé des télégrammes de service et son courrier à sa femme. Victime d’un accès de malaria d’une rare violence au cours d’une de ses missions, au bout de quelques minutes il descendit du dos du bœuf de transport sur lequel on l’avait hissé pour continuer la route à pied, refusant un traitement de faveur. La même aversion envers toute forme de privilège le conduisait à laver ses vêtements lui-même dans la rivière plutôt que de confier cette tâche à du personnel subalterne. Lisant régulièrement, il remplissait ses carnets de notes d’observations topographiques, hydrologiques, ethnographiques et sur la faune et la flore.
Avec le développement des communications radio, le travail de Rondon changea. Des missions d’une autre nature lui furent confiées : étude des causes d’une sécheresse catastrophique dans le nord-est du Brésil (qu’il imputa avec prescience à la déforestation), répression d’une rébellion dans l’État de São Paulo, fixation et inspection des frontières du pays. En 1930, arrivé au pouvoir par un coup d’État, Getúlio Vargas le faisait arrêter et l’expulsait de l’armée en même temps que d’autres officiers supérieurs. Quatre ans après, il lui confiait pourtant une mission diplomatique qui le tint à nouveau loin de Rio durant plusieurs années : une médiation entre la Colombie et le Pérou, pour éviter l’éclatement d’une guerre à la frontière du Brésil.
Au cours de ses explorations, Rondon avait établi des contacts pacifiques avec de nombreuses tribus hostiles ou vivant dans l’isolement complet, dont les Bororos, les Paresí et les Nambikwaras. Parlant plusieurs dialectes locaux, il était considéré comme un frère par les membres de ces groupes. Son attitude à leur égard est souvent résumée par la consigne qu’il donnait à ses hommes : « Mourez si vous ne pouvez pas faire autrement, mais ne tuez pas ». Elle sera adoptée comme devise par le SPI – Service de protection des Indiens (devenu par la suite la FUNAI) –, l’agence qu’il créa en 1910 pour défendre les intérêts des indigènes et dont il fut le premier directeur. Au moment où Vargas s’empara du pouvoir, le SPI ne bénéficiait plus de beaucoup d’attention de la part des pouvoirs publics. Mais dans la dernière partie de la période de dictature, Rondon réussit à intéresser Vargas à la cause des Amérindiens en la liant à son programme de développement économique de l’ouest du Brésil. Longtemps, il pensa en effet qu’il était possible et souhaitable d’intégrer sans violence les Amérindiens dans la population brésilienne et la vie du pays. Peu à peu, il arriva à la conclusion que le mieux était de les laisser simplement vivre leur existence traditionnelle. Cette idée gouvernera l’action de ceux que l’on considère comme ses héritiers spirituels, les trois frères Orlando, Cláudio et Leonardo Villas-Bôas.
En raison de ses humbles origines sociales et de son ascendance ethnique métissée, Rondon mit du temps à être internationalement reconnu. Apprécié dans plusieurs pays d’Europe, il se heurta en Angleterre à l’hostilité de la Royal Geographical Society et celle de deux célèbres explorateurs, qu’il traita en retour de dilettantes et d’affabulateurs incompétents : Arnold Henry Savage Landor et Percy Fawcett, l’aventurier disparu en 1925 dans la forêt amazonienne à la recherche d’une mystérieuse cité perdue. Mais au Brésil, il était un héros national. À plusieurs reprises, on lui proposa des postes prestigieux, qu’il refusa.
Son destin posthume est lié aux vicissitudes de la vie politique du pays. Dans les années qui suivirent immédiatement sa mort, grâce à l’action de son principal disciple Darcy Ribeiro, sa vision humaniste fut mise en avant. Après le coup d’État de 1964, qui institua pour une vingtaine d’années un régime de dictature militaire, c’est son patriotisme, son courage physique et son sens de la discipline qui furent exaltés. Exploitant les ambiguïtés de son héritage, les militaires lancèrent sous le nom de « projet Rondon » un programme de développement économique.
Dans les années 1990, son action fut critiquée par une nouvelle génération d’intellectuels qui dénonçaient en lui l’agent et la caution des injustices commises à l’égard des populations indigènes. Aujourd’hui, observe Larry Rohter, les deux facettes de l’image publique de Rondon, patriote et pacifiste, progressiste et conservateur, ont fusionné. La vision de l’Amazonie et de ses habitants qu’il a contribué à développer, conclut-il, peut demeurer une source d’inspiration pour l’avenir. La controverse autour du rôle qu’il a joué dans l’histoire du Brésil signale toutefois la présence, dans sa vie, son action et sa pensée, d’une forme de contradiction qui invite à tempérer cette vision optimiste. Rondon – on le comprend à la lecture de ses carnets – était extrêmement sensible à la beauté de la luxuriante nature brésilienne. Et il respectait le mode de vie et les valeurs des Amérindiens. D’un autre côté, il croyait résolument au progrès : ses entreprises d’exploration visaient notamment à apporter dans des régions intouchées par la civilisation les bienfaits de celle-ci. Ses initiatives ont incontestablement eu pour effet de protéger les autochtones des violences et des abus dont ils étaient victimes, et de sensibiliser la population et les autorités brésiliennes à leur sort et à leurs droits. Mais il a aussi indirectement ouvert la voie à l’exploitation économique du territoire sur lequel ils habitaient, avec ses conséquences sur le milieu naturel, ainsi que, par le simple contact avec la civilisation technique, à un bouleversement des cultures traditionnelles qui ne pouvait qu’entraîner progressivement leur disparition. Jusqu’à quel point les deux idéaux de préservation et de développement qui l’animaient étaient-ils conciliables ?