Publié dans le magazine Books n° 96, avril 2019. Par Kwame Anthony Appiah.
Forgé il y a soixante ans, le mot « méritocratie » est aujourd’hui au cœur du débat public dans les pays riches. Les méritocrates tiennent sans états d’âme les cordons de la bourse et les rênes du pouvoir. Ils se reproduisent de plus en plus en circuit fermé, laissant la base de la société se débrouiller comme elle peut.
Enfant, Michael Young gênait. Son père, australien, était musicien et critique musical, et sa mère, qui avait grandi en Irlande, une peintre bohème. Ils étaient dans la dèche, inattentifs et fréquemment brouillés. Michael, né en 1915 à Manchester, a vite réalisé que ni l’un ni l’autre n’avaient beaucoup de temps à lui consacrer. Un jour que ses parents semblaient avoir oublié son anniversaire, il s’est imaginé qu’une belle surprise l’attendait pour le soir – mais non, ils l’avaient bel et bien oublié. Rien d’étonnant, en fait : il les avait déjà surpris à parler de le faire adopter ; et jamais, de son propre aveu, il ne se remettrait de sa peur de l’abandon.
Tout change pour lui quand on l’envoie à 14 ans dans un pensionnat expérimental du Devon, Dartington Hall. Cette institution, créée par un couple de grands philanthropes progressistes, Leonard et Dorothy Elmhirst, visait à changer la société en changeant les esprits. Là-bas, c’était exactement comme si Michael avait été adopté, parce que les Elmhirst le traitaient comme leur fils, et allaient l’encourager et le soutenir pour le restant de leurs...