Mais où est donc passé le cabinet de lecture ?
Publié en mars 2025. Par Books.
Les PC, iPad et autres Kindle ont bien des mérites, mais aussi quelques désavantages – comme celui de sonner la fin du cabinet de lecture, le studiolo tel qu’on le célébrait à la Renaissance, puis longtemps après. Andrew Hui, professeur à Yale-Singapour, en fait le creuset de l’humanisme moderne. Hélas, « l’ère digitale fait disparaître les livres, et avec eux le besoin de les disposer et de les consulter dans un bureau chez soi », déplore Michael O’Donnell dans The Wall Street Journal. En effet, pourquoi sacrifier de l’argent et de l’espace pour réunir et abriter une bibliothèque digne de ce nom alors qu’on peut loger des centaines de livres digitaux, bon marché et qu’on lit n’importe où et n’importe quand, dans un petit quadrilatère de plastique ? Mais les mérites du studiolo, minutieusement recensés par Andrew Hui, parlent haut et fort.
Pour commencer, c’est une pièce agréable, généralement située au dernier étage, tranquille et bien éclairée, gorgée d’objets et de belles reliures. On en a parfois fait un objet d’art en soi, comme le prouve le « studiolo de Gubbio » du duc de Montefeltro à Urbino, « une des plus exquises constructions du monde », aujourd’hui transposée au Metropolitan Museum de New York. D’ailleurs les artistes de la Renaissance ont souvent repris pour décor voire comme motif ces studioli remarquables – par exemple celui de saint Jérôme (en fait saint Augustin) peint par Carpaccio pour la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni à Venise. Nombre d’écrivains ont aussi décrit avec délectation le studiolo où ils lisent et écrivent – Pétrarque, Montaigne, Machiavel, d’autres encore… Le Prospéro de Shakespeare jugeait le sien aussi « vaste qu’un duché entier ». Car le lieu est en lui-même magique, à la fois tourné vers l’extérieur (Montaigne dans sa tour se réjouissait d’observer « ses gens » à la tâche), mais clos sur l’intérieur – entouré d’une sorte de Gore-Tex intellectuel où la circulation ne s’opère que dans un seul sens. Andrew Hui insiste sur ce concept de « privacy » (qu’on ne peut surtout pas traduire par « privauté »), sorte « d’intimité poreuse » à laquelle seuls de rares privilégiés (masculins, tous) ont accès. Même si, en effet, la puissante et lettrée Isabelle d’Este s’est construit un magnifique studiolo, le cabinet de lecture – et les prérogatives allant avec – sont en principe l’apanage des hommes. Ainsi le riche polymathe génois Leon Battista Alberti se targuait « de n’avoir jamais autorisé son épouse à pénétrer dans ce lieu, ni en ma présence ni en mon absence ». Il faudra attendre le XXe siècle pour que Virginia Woolf revendique pour ses consœurs le droit « à une pièce toute à elles » (et les revenus concomitants). Quant aux « amis » reçus dans un studiolo, il s’agit bien sûr des grands auteurs. Après s’être dignement vêtu, le soir venu Machiavel se consolait de son triste exil en allant « dialoguer » avec eux tous. « C’est ici que j’ai établi ma Rome, mon Athènes, ma patrie spirituelle. C’est ici que j’ai réuni tous mes amis, passés et présents, ceux que j’ai côtoyés comme ceux qui moururent il y a des siècles et que je ne connais que par leurs livres… Je suis là où je souhaite être », écrivait-il. À la Renaissance, la diffusion des livres imprimés a en effet explosé (dès 1600, il y en avait déjà 180 millions en circulation), et leur usage « auparavant réservé au dialogue des mystiques avec Dieu, va alors s’élargir au dialogue avec les grandes voix de l’Antiquité ».
À l’instar de la Bibliothèque de Babel que Borges imagine infinie et vaste comme l’univers, le studiolo et son contenu permettent de transvaser le monde entier dans l’âme de l’usager du lieu, qui du coup peut s’affranchir de toute implication physique. Ce qui n’est pas sans danger : si Don Quichotte a sombré dans la folie, c’est à cause de son enfermement dans un studiolo mental peuplé de romanesques chevaliers. « Sa bibliothèque, où il était tombé de la bibliophilie dans la bibliomanie, offre une allégorie formidablement presciente d’une technologie digitale devenue hors de contrôle », dit Andrew Hui. Le studiolo d’aujourd’hui est un objet bourré de composants électroniques, moins beau et moins délectable que son ancêtre de pierre, mais bien plus performant et démocratique – et beaucoup plus dangereux mentalement.