L’origine du langage reste un sujet de discorde
Publié en décembre 2024. Par Books.
Chez les linguistes, la vie universitaire n’est pas un long fleuve tranquille. Cela fait des décennies qu’à propos de l’origine du langage humain on s’écharpe avec violence (verbale) entre tenants de l’hypothèse « gradualiste » – le langage est une forme de communication qui s’est lentement affinée au fil de l’évolution – et Noam Chomsky et al. pour qui l’apparition du langage constitue un saut qualitatif qui s’explique par l’existence chez les humains d’une aptitude innée. Eux – et eux seuls dans le règne animal – auraient instantanément et sans doute récemment pu, en maîtrisant l’utilisation de symboles, « organiser leur pensée intérieure » et faire du langage bien plus qu’un moyen de communiquer des informations sur l’environnement mais un instrument pour le transformer. Ce débat est d’autant plus loin d’être tranché qu’aucune preuve matérielle de l’apparition du langage ne peut être produite, sauf l’arrivée de l’écriture il y a 5 000 ans. Pire, il se complexifie à mesure que l’on appréhende mieux les formes de communication animale, chants des oiseaux ou des baleines ou « mots » que modulent chimpanzés ou babouins.
Mais pas de quoi décourager le paléoanthropologue Steven Mithen qui, pour y voir plus clair, présente avec un maximum d’ordre et de précision les différents éléments du « puzzle » évoqué dans son titre. Il se fonde sur les dernières découvertes « de la linguistique, des neurosciences, de l’anthropologie, de l’archéologie, de l’éthologie des primates, etc. », résume Ian Tattersall, autre paléoanthropologue, dans The New York Review of Books. Parmi « ces pièces de puzzle mises sur la table », citons chronologiquement ces avancées chez les hominidés bipèdes apparus il y a 7 millions d’années : utilisation d’outils pour découper la viande et apport consécutif d’un surcroît de protéines et développement du cerveau (- 2 millions d’années) ; évolution d’un équipement auditif et vocal adapté au langage (- 500 000 ans ?) ; maîtrise du feu et généralisation des réunions autour de feux de camp (- 400 000 ans) ; enfin, à partir de -100 000 ans, premières manifestations matérielles chez Homo sapiens d’une pensée symbolique compatible avec le langage (gravures abstraites, ornements corporels…). Le problème, avertit cependant Ian Tattersall, c’est que l’auteur se réduit à identifier et empiler sur la table les pièces de puzzle sans pouvoir les agencer entre elles. Malgré son bel effort, on ne peut donc toujours pas, faute de preuves imparables, déterminer quand et surtout comment et pourquoi Homo sapiens a, quoiqu’issu d’une « lignée d’ancêtres non linguistiques », basculé un beau jour dans le langage. Les spécialistes vont donc continuer à s’écharper, mais ils en ont l’habitude : en 1866, la nouvellement créée Société de Linguistique de Paris n’avait-elle pas interdit, pour garantir la tranquillité de ses débats, la moindre discussion sur la question de l’origine du langage ?