En 1968, au Biafra, une génération entière d’enfants mourait de faim. Un an plus tôt, cet État riche en pétrole s’était déclaré indépendant du Nigeria, qui l’avait en retour attaqué et assiégé. Les correspondants étrangers présents dans l’enclave ont observé les premiers signes de famine au printemps et, dès le début de l’été, des milliers de petits Biafrais étaient signalés morts chaque jour. Presque personne n’y prêtait attention, jusqu’au jour où un reporter du
Sun londonien se rendit sur place avec un photographe et tomba sur les enfants décharnés. Pendant des jours et des jours, le journal publia les images accompagnées d’un reportage déchirant. Bientôt, le sujet fut repris par la presse du monde entier. D’autres photographes se frayèrent alors un chemin jusqu’au Biafra, suivis par les équipes de cameramen.
La guerre civile au Nigeria fut la première guerre africaine télévisée. Et cette famine devint l’un des événements les plus emblématiques de l’époque : la souffrance en direct d’êtres innocents allait donner naissance à l’aide humanitaire telle que nous la connaissons. « On ne comptait plus les réunions, comités, manifestations, rassemblements, émeutes, groupes de pression, sit-in, grèves de la faim, veillées, quêtes, banderoles, défilés, pétitions, sermons, conférences, films et donations », écrit Frederick Forsyth, qui a couvert le siège pendant presque toute sa durée et publié un livre sur le sujet avant de passer à la fiction avec
Chacal (1). Forsyth décrit ici les réactions en Angleterre, mais le même type de phénomène se produisait alors à travers toute l’Europe et aux États-Unis.
Au journal télévisé, les corps chétifs au ventre ballonné, les membres grêles, les regards de vieillard des mourants du Biafra étaient devenus aussi omniprésents que les reportages sur les champs de bataille du Vietnam. Les Américains qui défilaient pour exiger de leur gouvernement qu’il agisse au Nigeria étaient souvent ceux-là mêmes qui manifestaient contre son action en Asie du Sud-Est. Quitter le Vietnam et intervenir au Biafra, tel était le message. Le département d’État recevait jusqu’à vingt-cinq mille lettres par jour. À tel point que le président démocrate Lyndon Johnson dit à son sous-secrétaire d’État : « Débrouillez-vous pour que ces négrillons disparaissent de mon écran. » C’était sa manière à lui d’autoriser l’aide humanitaire, et l’ordre fut exécuté conformément à l’esprit dans lequel il avait été donné : chichement. À la fin de la guerre, en 1970, la valeur totale des vivres envoyés par les États-Unis au Biafra représentait « environ trois jours de ce que le pays dépensait pour tuer au Vietnam », selon Forsyth, ou encore « vingt minutes de vol d’Apollo 11 ». Mais le journaliste, partisan convaincu de la cause biafraise, réservait son mépris le plus profond au gouvernement britannique, favorable au Nigeria. Le représentant du pays avait beau déclarer : « La famine est une arme de guerre légitime, et nous sommes résolus à l’utiliser », le gouvernement travailliste affirmait à Londres que ces informations relevaient de la pure propagande. Cette campagne de dénigrement faisait entendre, écrit Forsyth, « un sinistre écho dans l’esprit de ceux qui se rappellent la petite mais tapageuse coterie de ces messieurs terrifiants qui se firent les avocats du diable pour le compte de l’Allemagne nazie en 1938 ».
L’Holocauste était une référence omniprésente pour les partisans de l’enclave, fort bien assistés en cela par le gouvernement sécessionniste, qui disposait d’un formidable service de communication et d’une agence suisse de relations publiques. Sous l’œil des caméras, le parallèle historique relevait de l’évidence : on n’avait plus vu pareilles images depuis la libération des camps nazis. Les Occidentaux qui donnèrent au Biafra leur temps et leur argent (parfois leur vie) croyaient à l’imminence d’un nouveau génocide. Ils ont monté une opération d’aide sans précédent.
En 1967, le Comité international de la Croix-Rouge, la plus ancienne et la plus importante organisation humanitaire du monde, disposait d’un budget annuel d’un demi-million de dollars à peine. Un an plus tard, elle dépensait chaque mois trois fois plus pour le seul Biafra, et d’autres ONG connurent elles aussi une croissance exponentielle à l’occasion de cette crise. La Croix-Rouge finit par se retirer pour préserver sa neutralité, mais son absence ne risquait plus d’affecter la taille de l’opération. Le Biafra n’était accessible que par la voie des airs et, dès l’automne 1968, un pont aérien était en place, entièrement géré par les ONG, tous les vols devant s’effectuer de nuit pour échapper aux tirs incessants de l’armée nigériane. À son apogée, en 1969, la mission livrait en moyenne 250 000 tonnes de vivres par nuit.
Général Tranche-la-Gorge et sergent Star-du-Viol
L’humanitarisme né du Biafra est probablement le legs le plus durable qu’ait fait le mouvement de 1968 à la politique mondiale. Il y avait là une idéologie non idéologique de l’engagement qui permettait, un quart de siècle après Auschwitz, de n’être pas un simple spectateur, sans devoir pour autant s’allier à tel ou tel pouvoir : toujours du côté de la victime, solidaire, les mains propres – des mains qui soignent. Ces idées et principes n’étaient pas nouveaux, mais ils se sont cristallisés au Biafra, pour se diffuser ensuite avec une vigueur qui reflétait le désir croissant des Occidentaux de se couvrir d’honneur sur le champ de bataille sans avoir à tuer.
Trois décennies plus tard, en Sierra Leone, la journaliste néerlandaise Linda Polman se glisse dans un taxi-brousse en partance pour Makeni, quartier général des rebelles du RUF, le Front révolutionnaire uni. Depuis plusieurs années, le groupe mène une guérilla d’une si grande cruauté et au service d’une politique si incohérente que cette démence semble être à elle-même sa propre fin. Pendant que les leaders du mouvement, soutenus par le président du Liberia Charles Taylor, touchent le produit des mines de diamant, leur armée constituée pour l’essentiel d’enfants kidnappés et complètement défoncés saccage le pays, violant, amputant, réduisant en cendres maisons et villages. Mais, après une trêve signée en mai 2001, les Casques bleus des Nations unies étaient en train de désarmer et démobiliser quand Polman arriva. Le commerce de la guerre cédait la place au commerce de la paix, et la journaliste découvre à Makeni que d’anciens seigneurs de guerre rebelles – qui s’étaient eux-mêmes surnommés général Tranche-la-gorge, commandant Barrage-Routier ou sergent Star-du-Viol – qualifient désormais leurs territoires de « zones humanitaires » et se présentent comme des « agents humanitaires ». Comme l’explique l’un de ces nouveaux faiseurs de paix, le « colonel Vandamme » : « Les Blancs, là, ils ont besoin de chauffeurs, de gardes du corps, de maisons : on va leur en donner. »
Le colonel Vandamme appelle les travailleurs humanitaires des « épouses » – « parce qu’ils prennent soin des gens » selon Polman, et aussi, sans doute, parce qu’ils sont considérés comme manipulables et exploitables à merci. L’ancien guérillero le confie à l’auteure dans le sabir local : « Les épouses ONG, elles sont déjà venues, elles ont compté les malades et les
pikin [enfants] ici. C’est mes
pikin et mes malades. Ceux qui veulent les compter, d’abord ils paient. »
C’est précisément ce genre de propos que Polman était venue chercher à Makeni. Selon l’opinion communément admise, la guerre civile en Sierra Leone avait été une pure folie : des dizaines de milliers de morts, bien davantage de blessés et mutilés, la moitié de la population déplacée – tout cela pour rien. Mais Polman avait entendu dire que les carnages du RUF étaient le fruit d’« une stratégie rationnelle, calculée ». En filigrane, l’idée que l’extrême violence relevait d’« une tentative délibérée de faire grimper le prix de la paix ». Et, à Makeni, un leader rebelle confie en effet à Polman : « Nous avons travaillé plus dur que quiconque pour la paix et presque rien obtenu en retour. » S’adressant à elle comme à une représentante de la communauté internationale, il poursuit : « Vous autres, vous avez regardé ailleurs pendant toutes ces années… Tout était détruit, et vous n’étiez pas là pour réparer. » À la fin, affirme-t-il, le RUF avait provoqué une escalade dans l’horreur (imitée par le gouvernement), en déployant des escouades spéciales de « coupeurs de mains » chargés de mutiler les civils : « C’est seulement quand vous avez vu toujours plus d’amputés que vous avez commencé à vous intéresser à notre sort. Sans les amputations, vous ne seriez jamais venus. »
Est-ce vrai ? Est-ce que des fous défoncés partent réellement mutiler leurs semblables pour rendre leur pays plus pathétique aux yeux des donateurs internationaux ? Est-ce que l’humanitaire moderne contribue à produire le genre de souffrances qu’il est censé soulager ? C’est la thèse centrale du livre de Linda Polman,
De crisis Karavaan. Trois ans après sa visite à Makeni, la Commission vérité et réconciliation en Sierra Leone publiait un témoignage édifiant : à la fin des années 1990, forces rebelles et loyalistes discutèrent au cours d’une réunion de leur commun besoin d’attention internationale. Or les amputations attiraient davantage la presse que tout autre aspect de la guerre. « Quand on s’est mis à couper des mains, il ne se passait presque pas un jour sans que la BBC ne parle de nous », confia un témoin de la CVR.
Polman l’exprime de manière plus provocante : semer l’horreur pour récolter de l’aide, et récolter de l’aide pour semer l’horreur, affirme-t-elle, « voilà la logique de l’ère humanitaire ». Regardez comment les associations chrétiennes qui ont lancé des programmes de « rédemption » pour acheter la liberté des esclaves au Soudan ont fait monter les prix, incitant les trafiquants à prendre davantage de captifs. Regardez comment, en Éthiopie et en Somalie pendant les années 1980 et 1990, des famines localisées, fomentées politiquement, ont attiré une aide alimentaire qui a permis aux gouvernements de nourrir leurs propres armées tandis qu’elles continuaient à détruire et à déporter des groupes de populations ciblés. Regardez comment, au début des années 1980, l’aide est venue au secours des tueurs Khmers rouges en fuite, réfugiés dans des camps de la frontière thaïe, leur permettant d’infliger dix années supplémentaires de guerre, de terreur et de souffrance aux Cambodgiens ; et comment, vers le milieu des années 1990, les génocidaires rwandais ont été aidés de la même façon par les ONG dans des camps installés à la frontière est du Congo.
Prothèses de rechange en pagaille
Et puis il y a ce qui s’est produit en Sierra Leone après que les amputations ont amené la paix, qui a amené les Nations unies, qui ont amené de l’argent, qui a amené les ONG. Toutes, si l’on en croit Polman, voulaient leur part de l’aide aux amputés. À tel point que ceux qui avaient perdu un membre empilaient les prothèses de rechange dans leurs bicoques et continuaient à circuler en exhibant leur moignon pour satisfaire les photographes. Dans ce cirque obscène de charité égocentrique que dépeint Polman, on vit des médecins américains en vacances pratiquer des opérations engageant le processus vital (ou y mettant fin) sans les soins post-opératoires appropriés, tandis que d’autres Américains persuadaient des parents amputés de confier leurs enfants amputés à l’adoption selon des modalités à la lisière de la corruption et du kidnapping. Les agents du nouveau gouvernement de Sierra Leone n’avaient qu’à tendre la main pour saisir une part de l’argent qui coulait à flots.
Aux yeux de Polman, les bonnes intentions de l’aide – et le bien qu’elle fait – servent trop souvent de prétextes pour en ignorer les maux. Les vices de l’humanitarisme sans contrôle, après tout, ne sont pas l’apanage de la Sierra Leone. La journaliste rencontre des exemples de dilemme moral partout où les humanitaires se déploient. À chaque fois, on peut dresser un réquisitoire démontrant qu’au bout du compte, l’aide a fait autant sinon plus de mal que de bien. « Oui, mais, bon sang, est-ce qu’il ne faudrait rien faire du tout ? », s’exclame Max Chevalier, un Néerlandais qui a soigné des amputés à Freetown pour le compte de l’ONG Handicap international. Chevalier défend son point de vue en s’écartant de la grande fresque historico-politique pour se concentrer sur le cas d’un seul individu souffrant – en l’occurrence, une jeune adolescente qui avait non seulement eu la main tranchée par les rebelles mais avait été contrainte de la manger. « Sommes-nous censés passer notre chemin et abandonner cette gamine ? », demande Chevalier. Polman soutient que la conscience nous impose d’envisager cette option.
Le parrain de l’humanitarisme moderne était un homme d’affaires suisse du nom de Henri Dunant. Le 24 juin 1859, témoin de la bataille de Solférino où s’affrontèrent quelque trois cent mille soldats, Dunant est abasourdi par le carnage. Et plus affecté encore par le paysage d’après le combat : le champ de bataille grouillant d’hommes blessés, sans soin, baignant dans leur sang et abandonnés à leur supplice. Il organise des civils de la région pour transporter, nourrir, laver et panser les survivants. Mais l’immense bonne volonté de ces bénévoles ne pouvait compenser leur incompétence. Dunant rentre en Suisse en ruminant la nécessité de créer un service permanent, professionnel, capable de fournir un secours humanitaire. Bientôt, il fondait la Croix-Rouge sur trois principes de base : impartialité, neutralité, indépendance. Dans ses appels de fonds, il décrivait son projet à la fois comme une œuvre chrétienne et comme une bonne affaire pour les pays belligérants. « La réduction du nombre des infirmes, écrivait-il, entraînerait une économie pour un gouvernement appelé à servir des pensions aux invalides. »
L’humanitarisme eut également sa marraine, Florence Nightingale, qui rejeta d’emblée le projet de la Croix-Rouge : « Je trouve ses idées on ne peut plus absurdes, de celles qui ne germent que dans un petit État comme Genève, épargné par la guerre. » Elle avait servi comme infirmière dans les hôpitaux militaires britanniques pendant la guerre de Crimée, où les conditions cauchemardesques valaient généralement condamnation à mort pour les soldats blessés. Elle était indignée par l’argumentaire de Dunant : comment un individu soucieux d’atténuer la souffrance humaine pouvait-il s’évertuer à réduire le coût de la guerre ? En allégeant le fardeau de l’État, faisait valoir Nightingale, les bénévoles risquaient tout simplement de rendre la guerre plus attrayante, et plus probable.
Il semblerait que Dunant l’ait emporté. Ses principes d’humanitarisme absolu ont été enchâssés dans la Convention de Genève, lui ont valu le premier prix Nobel de la paix et sont devenus la norme du mouvement. Mais cet héritage n’a guère atténué la cruauté de la guerre. La prolifération de l’action humanitaire au XXe siècle n’a eu d’égale que la prolifération des tourments qu’elle est censée réduire.
Les scènes de souffrance que nous avons tendance à baptiser crises humanitaires sont presque toujours le symptôme de conflits politiques, et il n’y a pas de façon apolitique d’y répondre. Au minimum, le travailleur humanitaire joue dans la plupart des conflits contemporains, comme l’avait prédit Florence Nightingale, un rôle de fournisseur : l’humanitarisme soulage les belligérants d’un grand nombre des charges (administratives et financières) imposées par la guerre, permet de gouverner tout en combattant, réduit le coût de l’aide aux victimes, et apporte la nourriture, les médicaments et le soutien logistique nécessaire aux armées. Au pire – comme l’a démontré la Croix-Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, en offrant ses services dans les camps de la mort nazis, tout en préservant la stricte confidentialité sur les atrocités dont elle avait connaissance –, l’impartialité est une forme de complicité.
De crisis Karavaan est le dernier ajout en date sur l’étagère déjà bien lourde des ouvrages récemment consacrés au malaise de l’humanitaire. Polman se repose énormément sur les critiques fécondes avancées par Alex de Waal dans Famine Crimes et Michael Maren dans
The Road to Hell, sur le mélange de regrets et d’excuses qu’exprime Fiona Terry à propos du mauvais usage de l’aide dans
Condemned to Repeat, et sur le pessimisme de David Rieff concernant l’idéalisme humanitaire dans
A Bed for the Night (2). Tous ces auteurs sont des vétérans de l’aide humanitaire ou, dans le cas de Rieff, un compagnon de route de longue date. Polman n’est pas encombrée de tels bagages.
Elle tire sur tout ce qui bouge, depuis ce mélange de cynisme blasé et d’autosatisfaction vertueuse par lequel les humanitaires se protègent de ce qui les entoure, jusqu’à la décadence plus profonde d’un humanitarisme qui a versé des impôts de guerre allant de 15 % (au Liberia) jusqu’à 80 % (en Somalie) de la valeur de l’aide, quand il n’a pas fourni l’infrastructure logistique nécessaire au nettoyage ethnique (en Bosnie) (3). Elle ne ménage pas non plus ses collègues de la presse, montrant comment ils sont exploités par les organisations humanitaires soucieuses d’amplifier les crises pour collecter des fonds.
Une légende fondatrice
Les journalistes dépendent trop souvent des humanitaires – pour le transport, le logement, la nourriture et la camaraderie, autant que pour l’accès à l’information – et Polman s’inquiète de les voir repartir avec une vision déformée des populations, qui ne feraient que souffrir ou faire souffrir, et n’auraient d’autre espoir que les sauveteurs blancs. Dans sa phrase la plus assassine, elle écrit : « Face aux catastrophes humanitaires, les journalistes qui aiment d’ordinaire se présenter en observateurs objectifs deviennent les disciples des ONG. Ils acceptent sans recul critique les déclarations de neutralité des organisations, élevant la fiabilité et la compétence de leur personnel au-dessus du scepticisme nécessaire à leur métier. »
Maren et De Waal proposent une analyse plus approfondie des systèmes économiques ignobles dont l’aide internationale se nourrit et qu’elle crée : la course aux contrats, même pour des projets dont chacun connaît l’ineptie ; la manière dont l’aide anéantit les marchés locaux, renforçant les bellicistes et déclenchant de nouvelles crises pour leurs victimes. Pire encore, soutient De Waal, l’aide d’urgence affaiblit les gouvernements qui la reçoivent, en érodant leur responsabilité et en sapant leur légitimité. Polman exploite une veine plus populiste. Tantôt brouillonne, tantôt désinvolte, elle étaye son dossier avec moins de rigueur. Mais elle est tout aussi mordante. Et ce qui l’exaspère le plus, c’est que l’humanitaire ne rende de comptes à personne. Passant d’un imbroglio à l’autre dans leurs Land Cruiser blancs, les travailleurs de l’aide parviennent à s’attribuer le mérite sans accepter la responsabilité, comme si le mouvement était à lui-même son propre alibi.
Depuis le Biafra, l’humanitarisme est devenu l’idée, et la pratique, qui domine toute réaction occidentale aux conflits et aux catastrophes naturelles des autres ; dernièrement, il est même devenu l’une des principales justifications des guerres décidées par l’Occident
[lire notre entretien avec David Rieff, Books
, no 30, mars 2012]. C’est au Biafra que de nombreux leaders de l’« Internationale humanitaire », comme l’appelle De Waal, ont fait leurs débuts, et le pont aérien a fourni au mouvement sa légende fondatrice, un « effort sans précédent sur le plan de la logistique et du simple courage physique », écrit-il. Il reste dans les mémoires tel qu’il a été vécu, une cause célèbre, et l’aide alimentaire expédiée par l’Occident a sans aucun doute sauvé des vies. Reste que le bilan moral de l’opération est loin d’être clair.
Aussi nocif que le colonialisme
Après la reddition du gouvernement sécessionniste et son ralliement forcé au Nigeria en 1970, les massacres prédits n’ont pas eu lieu. Sans la charité occidentale, la guerre civile aurait sûrement pris fin bien plus tôt. En regard des vies sauvées par le pont aérien, il faut peser toutes celles – des dizaines, peut-être des centaines de milliers – qui ont été perdues au cours de cette année et demie supplémentaire de destruction. Mais la toute nouvelle Internationale humanitaire n’a pas pris la peine d’y réfléchir. D’autres crises l’appelaient, et qui peut dire à l’avance si sauver des vies coûtera plus de vies encore ? La caravane a poursuivi sa route. L’humeur était au triomphalisme.
Michael Maren est tombé dans l’humanitaire au cours des années 1970 par le biais du Peace Corps
[« Corps de la paix »], une agence américaine de développement. « Dans le monde de l’après-Vietnam, le Peace Corps nous offrait l’occasion d’instaurer une relation différente avec le tiers-monde, fondée sur le respect », écrit-il. Mais très vite, il s’est interrogé : était-il vraiment si respectueux d’envoyer des gamins occidentaux apprendre aux anciens de vieilles cultures agraires à se nourrir mieux ? À force de voir les humanitaires professionnels courir après des contrats pour mettre en œuvre des politiques dont ils percevaient parfaitement la nocivité, il en est venu à considérer ses collègues comme une nouvelle génération de mercenaires : les soldats de l’infortune.
Comment se fait-il que les humanitaires soient si prompts à décliner toute responsabilité pour les conséquences négatives de leurs actes ? « L’humanitarisme prospère comme réponse éthique aux situations d’urgence pas simplement parce que des choses terribles se produisent dans le monde, mais aussi parce que nombre de gens ne croient plus ni au développement économique ni au combat politique comme moyens d’améliorer le sort de l’humanité », répond le sociologue Craig Calhoun, dans un chapitre du récent recueil d’essais publié par Didier Fassin et Mariella Pandolfi,
Contemporary States of Emergency (4). « L’humanitarisme attire une foule de gens en quête de manières moralement pures et immédiatement efficaces de répondre à la souffrance dans le monde. »
Maren, qui a fini par juger l’humanitarisme aussi nocif que le colonialisme, et infiniment plus malhonnête, est plus sévère : à ses yeux, nous ne nous soucions pas vraiment de ceux auxquels nous envoyons de l’aide, avant tout préoccupés par notre propre vertu. Il cite ces vers du poète somalien Cali Dhuux : « Un homme vous aide de son mieux à chercher vos chameaux perdus / Il y travaille sans relâche, plus encore que vous, / Mais en vérité il ne souhaite pas vous voir les retrouver, jamais. »
En mai 1996, à Kitchanga, bourgade de la province du Nord-Kivu, à l’est du Congo (qu’on appelait encore le Zaïre), j’ai passé la nuit dans une salle de classe humide et froide qui avait été provisoirement transformée en salle d’opération par des chirurgiens de la section néerlandaise de Médecins sans frontières. Quelques jours auparavant, une bande de Hutus rwandais venus des camps de réfugiés subventionnés par l’ONU – et contrôlés par les génocidaires – avait massacré des Tutsis congolais dans un monastère voisin. Des membres de l’équipe de MSF avaient rafistolé certains des survivants.
Des humanitaires démoralisés
Tout le monde savait que les génocidaires hutus malmenaient et rançonnaient les travailleurs humanitaires, et remplissaient leur trésor de guerre grâce aux impôts prélevés sur les rations de vivres. Tout le monde savait également que ces tueurs se frayaient à présent un chemin en territoire congolais pour chasser et massacrer la population locale tutsie. Lors de mon passage, ils commençaient même à s’en prendre aux véhicules des ONG. Dans la littérature sur le sujet, les camps frontaliers installés par l’ONU après le génocide rwandais, et plus particulièrement les camps de Goma, sont l’exemple par excellence de l’humanitarisme corrompu – l’humanitarisme au service de la pire inhumanité. Il était évident, bien avant qu’elle ne commence, qu’une autre guerre éclaterait à cause des camps. Les personnels étaient effrayés, démoralisés, et ne croyaient plus en leur mission. Dans les premiers mois de la crise, en 1994, plusieurs organisations s’étaient retirées pour ne pas se rendre complices des génocidaires. Mais d’autres s’étaient précipitées pour récupérer leurs contrats, et celles qui sont restées parlaient de leur tâche comme si elle avait été gravée dans le marbre au mont Sinaï. On ne pouvait pas, déclaraient-elles, abandonner les réfugiés. C’est pourtant précisément ce que les ONG ont fait quand la guerre a commencé, fuyant devant l’avancée de l’armée rwandaise qui renvoyait la population des camps chez elle, au Rwanda. Pour ensuite pourchasser ceux, combattants et non combattants, qui traversaient le Congo afin de trouver refuge à l’ouest. Des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, et cette tuerie fut le prix ultime des camps, un prix que continuent à payer les Congolais, qui ont subi des occupations rwandaises répétées, et restent la proie des forces survivantes du pouvoir hutu.
Des « petits bienfaits » immenses
Sadako Ogata, qui dirigeait alors le HCR et porte la responsabilité des camps créés au Congo, a écrit son propre livre,
The Turbulent Decade (5), pour se disculper en répétant des truismes comme : « Il n’existe pas de solution humanitaire aux problèmes humanitaires. » Elle entend par là que la solution doit être politique. Mais, formulé par Ogata, ce mantra signifie tout aussi clairement : pas question de rendre l’humanitarisme responsable de ses effets. C’est un miracle que cette rhétorique ait échappé à l’attention de Linda Polman : c’est le genre d’ânerie qui fait battre son pouls d’écrivain. Mais elle lui répond néanmoins avec pertinence : « À ma connaissance, observe-t-elle, aucun travailleur ni aucune organisation humanitaire n’ont jamais été traînés devant les tribunaux pour des échecs ou des erreurs, encore moins pour une complicité dans les crimes commis par les rebelles et les régimes. » Les organisations d’aide et leurs personnels font tout seuls la police chez eux, ce qui signifie que la police n’est jamais faite. Quand une mission aboutit à une catastrophe, les ONG rédigent leur propre évaluation. Et s’il y a une enquête sur des crimes résultant de leur aide, les humanitaires sont dûment effacés du récit.
Au cours de ma nuit dans la salle de chirurgie scolaire à Kitchanga, les médecins m’ont parlé d’un adolescent qu’ils avaient trouvé nu à l’exception d’une feuille de bananier collée sur sa nuque et ses épaules. Quand la feuille est tombée, ils se sont aperçus que son cou avait été tranché jusqu’à l’os. Sa tête pendait sur le côté. J’ai vu ce garçon le lendemain matin. Il marchait à pas précautionneux dans la cour. Les médecins avaient reconstitué son corps et recousu les morceaux. Bel exemple d’idéal humanitaire en pratique – pur et sans ambiguïté. Des « petits bienfaits » immenses comme celui-ci, on en trouve partout sur le passage des humanitaires, même sur les scènes de leurs interventions les plus désastreuses. Que peut-il y avoir de mieux que de réparer une vie de la sorte ? Le spectacle de ce garçon recousu était aussi émouvant que les abus de l’Internationale humanitaire peuvent être choquants. Puis, un peu plus tard ce jour-là, les médecins avec qui je voyageais m’ont dit que, pour assurer leur propre sécurité, ils devaient prouver leur neutralité en soignant les génocidaires aussi bien que leurs victimes. Et je me suis demandé : si ces humanitaires n’étaient pas présents, ce garçon aurait-il eu besoin d’eux ?
Cet article est paru dans le
New Yorker le 11 octobre 2010. Il a été traduit par Dominique Goy-Blanquet.
Notes
1| Ce roman, consacré à la France d’après la guerre d’Algérie et à l’OAS, a été publié en 1971 au Mercure de France (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1974).
2| Aucun de ces livres n’est disponible en français, à l’exception de l’ouvrage de David Rieff, L’Humanitaire en crise (Le Serpent à plumes, 2003).
3| Les impôts de guerre sont les taxes payées par les ONG à une ou plusieurs factions pour le prix de leur sécurité. Concernant la Bosnie, la mise en place de camps de réfugiés a favorisé le déplacement massif des populations.
4| Ce livre de deux anthropologues, dont le Français Éric Fassin, n’est pas disponible en français.
5| Non traduit.
Pour aller plus loin
• Laëtitia Atlani-Duault, Au bonheur des autres. Anthropologie de l’aide humanitaire, Armand Colin, 2009. Le travail humanitaire vu de l’intérieur, par une ethnologue qui a travaillé dix ans dans une ONG sur tous les terrains.
• Rony Brauman, avec Catherine Portevin, Penser dans l’urgence. Parcours critique d’un humanitaire, Seuil, 2006. Un livre d’entretien avec l’ancien président de MSF, qui analyse avec beaucoup de recul les dilemmes du métier.
• Marie-Laure Le Coconnier et Bruno Pommier, L’Action humanitaire, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2009. Une bonne introduction sur le sujet.
• Philippe Ryfman, Une histoire de l’humanitaire, La Découverte, coll. « Repères », 2009. Les enjeux humanitaires éclairés par la généalogie du mouvement, par l’un des meilleurs spécialistes, professeur à la Sorbonne.