L’Europe des juges
Publié en janvier 2012. Par Michel Marcus.
L’impact économique et sociétal des décisions de justice est énorme et sous-estimé. C’est spécialement vrai de la justice européenne, acteur du changement méconnu du monde politique et médiatique.
L’Europe existe-t-elle ? Question rémanente, ressurgie à l’occasion de la crise financière avec en filigrane le maintien de l’euro. La question sonne juste, quand on se pose les questions de qui décide, de la place du citoyen européen dans la décision politique. La question devient plus incertaine, plus indécise quand on accède aux rouages de l’Europe, à son fonctionnement quotidien. La visibilité de ce fonctionnement est à Bruxelles. Il faut consulter le listing des réunions affiché tel jour à l’entrée d’un des centres de conférence utilisés par la Commission, le centre Alfred Borschette, du nom d’un commissaire oublié : De la sécurité nucléaire aux statistiques de la criminalité, en passant par les travaux du comité sectoriel de l’électricité, sans oublier une formation sur la citoyenneté européenne et l’interopérabilité des systèmes ferroviaires, ainsi que le groupe de travail sur les relations Europe-Vietnam. Tous les jours, le tableau change. La gamme de réunions est immense, fascinante par sa variété et la multiplicité des professionnels qui défilent provenant des quatre coins de l’Europe. Peut on imaginer un instant, un arrêt de cette machine, le « détricotage » de ces milliers de réseaux, de contacts, d’ententes, de règlements, de protocoles ? La machine est trop forte, les besoins sans cesse renouvelés ; la moindre petite décision d’un Conseil des ministres n’est que le produit de cette machine avant de la faire rebondir un tant soit peu vers de nouveaux champs de travail. Des pans entiers de l’activité sociale, économique, éducative, de services s’harmonisent de manière presque automatique. Ainsi, la presse de ces derniers jours relatait la naissance d’un organisme basé à Bruxelles, destiné à réguler les réseaux d’électricité en Europe afin d’éviter les ruptures d’alimentation ; ceci est né d’un incident d’une ligne à haute tension en Allemagne qui a privé d’électricité 14 millions d’Européens sur trois pays. Personne ne pourra mettre fin à ce réseau, le fait européen s’est imposé, le politique a du mal à le suivre. Notre vie quotidienne passe par pans entiers dans cette « moulinette » bruxelloise.
Se pose surtout la question du contrôle de cette machine et de sa conformité à des objectifs politiques déterminés démocratiquement.
L’Europe, on la rencontre encore plus quand on se consacre à la lecture du « rôle » de la Cour Européenne de Justice pour les semaines à venir. Près de 120 affaires vont être examinées dans le mois. Prenons le rôle du 12 Janvier 2012. Voici quelques unes des questions auxquelles les juges vont répondre ce jour là.
- Un citoyen de nationalité d’un des pays appartenant à l’Europe réside dans un autre pays européen depuis plus de dix ans quand il est condamné à une peine d’emprisonnement. A sa sortie de prison, les autorités prennent une mesure d’éloignement l’empêchant de continuer à vivre dans le même pays. Cette mesure légalement possible doit être motivée pour des « motifs graves de sécurité publique ». La Cour européenne va examiner le caractère de gravité de ces motifs, ce qui va l’amener à examiner à la fois les circonstances nationales, mais également la dimension communautaire de cette gravité ; pourquoi ce qui est grave pour un pays ne le serait pas pour les autres ?
- Le botox est devenu la référence des traitements esthétiques du visage, alors qu’il existe plusieurs types de toxine botulique. L’Oréal veut interdire à Rubinstein la classification de certains produits dans la catégorie des produits « botox », dont l’attrait commercial n’a pas besoin d’être démontré. Marché de plusieurs dizaines de millions d’euros.
- Un vendeur de billets d’avion sur internet doit permettre à son client de pouvoir refuser l’intégration d’une assurance annulation au prix du billet sans être victime de la notion de « suppléments de prix optionnels ».
- Le Portugal va-t-il obtenir l’annulation d’une décision de la Commission européenne de réduire le concours financier au programme portugais de « modernisation du tissu économique » ?
- L’UE a institué une liste noire des entreprises continuant de commercer avec l’Iran en dépit des interdictions édictées par la Commission ; une entreprise européenne s’est retrouvée sur cette liste, ce qui a entraîné pour elle, le gel de fonds et de ressources économiques (prêts bancaires notamment). Elle trouve la décision injustifiée.
- Les créateurs du flacon de parfum « Empire » s’estiment menacés par une copie mise sur le marché par un concurrent et demandent son retrait ainsi que des dommages intérêts.
- Une personne soupçonne une entreprise de n’avoir pas retenu sa candidature pour des motifs discriminants, tenant à l’origine ethnique, au genre, à un handicap. Elle veut connaître les critères de sélection retenus par l’entreprise, mais cette dernière en refusait la communication. Elle demande à la Cour de l’ordonner. Ce qui est en jeu derrière cette décision, c’est un renversement de charge de la preuve. Si la Cour fait droit à la demande, à l’avenir, tous les postulants à un emploi n’auront plus à faire la preuve de la discrimination, ce sera à l’entreprise de démontrer la non discrimination.
- Depuis plusieurs années, des laboratoires pharmaceutiques avaient multiplié des dépôts de brevets purement artificiels pour empêcher l’arrivée sur le marché de médicaments génériques concurrents. Une amende de 60 millions d’euros leur avait été infligée par la Commission. Ils font appel de la décision devant la Cour. Olivier Bomsel, dans un blog récent, nous relate la guerre entre opérateurs de la téléphonie consistant à déposer des centaines de brevets pour entraver la concurrence. Nous pourrons suivre avec attention l’appel de la décision de la Commission condamnant des laboratoires pharmaceutiques à 60 millions d’amende pour avoir utilisé cette même tactique.
- Les quatre grands producteurs de cognac sont ils liés par un accord implicite par le biais d’une taxe parafiscale aboutissant à limiter la production pour éliminer des concurrents ?
- Est-ce que le temps passé à s’être occupé de l’éducation de ses enfants pendant un séjour dans un pays européen peut être pris en compte dans les calculs du montant de la retraite versés dans un autre pays européen ?
- Un dossier de demande d’asile est introduit auprès d’un pays, par un réfugié qui, avant la décision, se voit accepter par un autre pays. Le premier pays annule la demande et transmet le dossier au second pays qui annule sa décision compte tenu de la décision du premier. Chaque pays est il tenu par la décision des autres en matière d’accueil des réfugiés ? A-t-il délégué une part de souveraineté aux 26 autres pays européens ?
À cette liste de questions s’ajoutent cinq autres affaires touchant la propriété industrielle dont une sur un logiciel.