Guerres monétaires, batailles commerciales, menaces de sanctions économiques – récemment, il est rare d’ouvrir un journal sans tomber sur au moins un article traitant des tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis. Avec toutes ces discussions sur l’éventualité de voir Pékin supplanter l’Amérique dans le rôle de première superpuissance financière, il est facile d’oublier que les rivalités économiques entre le géant asiatique et les capitales occidentales sont tout sauf nouvelles et que, dans le passé, elles sont parfois allées bien au-delà des simples rodomontades diplomatiques. À la fin du XVIIIe siècle, par exemple, les Britanniques buvaient de telles quantités de thé en provenance de la Chine impériale que le déficit de la balance commerciale s’était beaucoup creusé entre les deux pays. La Chine exigeait de se faire payer en argent, exerçant ainsi une forte pression sur le Trésor et la livre sterling. Soucieux de trouver un produit que les Chinois importeraient, les Anglais arrêtèrent leur choix sur l’opium, alors fabriqué dans certaines parties de l’Inde, qu’ils contrôlaient. En 1773, le gouverneur général du Bengale mit fin aux agissements du cartel local et accorda le monopole du commerce de cette substance à l’East India Company, basée à Londres. Au cours des neuf décennies suivantes, les importations chinoises d’opium passèrent de 75 à 900 tonnes par an.
Les dirigeants de l’empire prirent ombrage de cette nouvelle situation, qui transformait des millions de Chinois en toxicomanes apathiques. Ils tentèrent d’en interdire l’importation, sans grand effet. Finalement, en 1839, un préfet de police de la région de Canton prit des mesures de rétorsion contre ce trafic, obligeant les marchands anglais à leur remettre des milliers de caisses d’opium, et adressa à la reine Victoria une lettre où il déclarait : « Nous avons l’intention de prohiber pour toujours cette drogue nuisible. » À Londres, l’indignation fut à son comble. Plutôt que de négocier, lord Palmerston, le ministre des Affaires étrangères, dépêcha une flottille de guerre.
Face aux cuirassés de Sa Majesté et à leurs puissants canons, l’armée chinoise ne faisait pas le poids ; les Anglais s’emparèrent de Canton et des alentours, tuant des milliers d’hommes. Palmerston et ses alliés firent savoir avec condescendance que l’intervention, au-delà de ses objectifs immédiats, servait les intérêts anglais et le principe du libre-échange, que Londres veillait à faire respecter dans l’ensemble de l’empire. Le Times de Londres surnomma cependant le conflit « la guerre de l’opium », et le jeune William Ewart Gladstone, dans un de ses premiers discours parlementaires, déclara que le drapeau britannique était devenu « un pavillon pirate, à seule fin de protéger un trafic infamant (1) ».
Choc des civilisations
En 1842, le gouvernement chinois fut contraint de signer le traité de Nankin, promettant à la Grande-Bretagne plus de 20 millions de dollars (environ un demi-milliard de dollars actuels) de réparations, des taxes minimales sur ses produits, l’ouverture de cinq ports à ses navires et la souveraineté sur Hong Kong. Quinze ans plus tard, se plaignant d’entraves au commerce, la France, la Russie et les états-Unis, qui tous avaient des intérêts commerciaux croissants en Extrême-Orient, prêtèrent main-forte aux Anglais dans une seconde guerre de l’opium. Selon les termes de la convention de Pékin, signée en 1860, la Chine accepta d’ouvrir d’autres ports aux exportateurs étrangers, de payer davantage de réparations, de permettre aux navires anglais de transporter des coolies chinois aux États-Unis et de légaliser le commerce de l’opium. L’asservissement économique du pays – les communistes chinois devaient qualifier plus tard cette période de « siècle de l’humiliation » – a peut-être, au bout du compte, contribué à provoquer la chute de la dynastie Qing et ouvert la voie à la guerre civile et à la révolution. Une chose est sûre : il a fait disparaître le déficit commercial des Anglais.
À présent, bien sûr, la Chine ne peut être malmenée aussi facilement. C’est désormais la deuxième puissance économique mondiale. Deux des quatre plus grandes banques du monde sont des établissements chinois contrôlés par l’État, ainsi que deux des dix principales compagnies pétrolières. Et qui dit puissance économique dit influence stratégique, évidente dans le rôle de plus en plus actif de la Chine en Afrique et en Amérique latine. De nombreux observateurs prévoient dans un avenir proche un choc des civilisations – entre un monde en développement économiquement effervescent, mais politiquement antilibéral, et un Occident démocratique à croissance lente (2). « La Chine représente le plus sérieux défi que les États-Unis aient eu à relever depuis la guerre froide qui les a opposés à l’Union soviétique pendant un demi-siècle », écrit Stefan Halper, éminent spécialiste de politique étrangère, dans son livre The Beijing Consensus.
Notons le mot « modèle » dans le sous-titre de son ouvrage. Parmi les éléments de ce modèle, la plupart des analyses mentionnent : le maintien de pans entiers de l’économie sous le contrôle de l’État, quand ce dernier n’en est pas le propriétaire ; le recours aux subventions publiques et à la manipulation de la monnaie pour favoriser les exportations ; la création de fonds souverains pour acquérir des entreprises et de l’influence en Occident ; et la conclusion d’accords en sous-main avec des États tout aussi autocratiques pour s’assurer un accès durable au pétrole et aux autres ressources naturelles. Le point commun de tout cela ? La confiance accordée à la main de l’État plutôt qu’aux décisions prises par les acteurs privés sur le marché. Dans un autre livre (3), Ian Bremmer, président du cabinet de consultants économiques Eurasia Group, écrit que, jusqu’à une date récente, « la richesse privée, l’investissement privé et l’entreprise privée semblaient avoir eu le dessus. Mais, alors que le soleil se couche sur la première décennie du XXIe siècle, cette histoire est déjà de l’histoire ancienne. Le pouvoir de l’État est de retour » – et d’une manière qui « menace les marchés libres et l’avenir de l’économie mondiale ». Sur le même thème, le Wall Street Journal a publié à la une un article sur la façon dont le « capitalisme d’État » chinois ébranle le monde : « Depuis la fin de la guerre froide, les puissances mondiales se sont généralement accordées pour penser qu’il valait mieux laisser le marché – plutôt que la planification étatique – façonner les réalités économiques. La stratégie chinoise est en passe de rompre ce consensus. »
L’autoritarisme de marché
Il pourrait difficilement en être autrement. La transformation étonnante intervenue en Chine depuis l’adoption, en 1978, de ce que Deng Xiaoping appelait le « socialisme aux caractéristiques chinoises » constitue un défi majeur pour les conceptions occidentales de la politique et de l’économie – et la distinction est importante. Dans le domaine politique, que reste-t-il de l’idée rassurante, popularisée par Francis Fukuyama, selon laquelle la démocratie libérale est le seul système compatible avec la modernité (4) ? En encourageant le développement d’une économie dynamique et compétitive dans le cadre d’un régime à parti unique, les descendants du président Mao semblent être parvenus à un nouveau contrat social qui dit aux gouvernés : « Allez vous battre sur la scène économique mondiale, créez des entreprises, investissez, gagnez autant d’argent que vous pourrez, mais laissez-nous la politique. » La Russie, le Cambodge et d’autres pays à croissance rapide ont eux aussi emprunté une voie autoritaire.
D’un point de vue jeffersonien (5), on a l’impression d’avoir affaire à des régimes répressifs imposant des politiques impopulaires à des peuples luttant pour leur liberté ; mais Halper, qui a travaillé dans les administrations Nixon, Ford et Reagan, observe que ces politiques jouissent d’un indéniable soutien. « Si on leur donnait le choix entre la démocratie de marché et ses libertés d’une part, et l’autoritarisme de marché avec sa forte croissance, sa stabilité, sa hausse du niveau de vie et ses entraves à la liberté d’expression, d’autre part, la plupart des gens, dans le monde en développement, et dans un grand nombre de pays non occidentaux de taille moyenne, préféreraient le modèle autoritaire », écrit Halper. Si cette tendance inquiétante n’est pas endiguée au cours des prochaines décennies, ajoute-t-il, « les États-Unis se retrouveront dans un monde hostile aux valeurs et aux principes démocratiques qui ont présidé au progrès de l’Occident pendant plus de deux siècles ».
Cette façon de voir est peut-être un tantinet exagérée : au-delà de Hu Jintao et de Vladimir Poutine, l’avenir de la Chine et de la Russie est loin d’être clair. L’histoire semble montrer que l’« autoritarisme de marché » constitue souvent une phase de développement transitoire. Dans les années 1970 et 1980, un certain nombre de pays d’Asie du Sud-Est y ont eu recours pour sortir de la pauvreté. À présent, la Corée du Sud, la Thaïlande et l’Indonésie sont des démocraties, dans une certaine mesure. Tandis que Singapour demeure pour l’essentiel une cité-État à parti unique. Qui peut dire avec certitude laquelle de ces voies la Russie (déjà une démocratie, quoique nettement limitée) et la Chine finiront par suivre ? En dépit des récentes évolutions, la Chine reste un pays assez pauvre, avec un PIB par habitant d’environ 3 000 dollars en 2008. En 2050, selon une récente étude du Carnegie Endowment, ce chiffre passera à environ 33 000 dollars, ce qui placerait le pays à peu près au niveau actuel de l’Espagne (6). Il est difficile de ne pas être d’accord avec George Magnus, conseiller économique de l’USB Investment Bank, quand il dit dans son nouveau livre que « le changement en Chine est d’une manière ou d’une autre inévitable », que, « tôt ou tard, la hausse du niveau de vie et la diffusion de la modernité à travers le pays vont inciter l’opinion à réclamer participation politique et réforme institutionnelle avec de plus en plus de force (7) ».
Mais c’est dans le domaine économique que Halper, Bremmer et de nombreux autres analystes ont fondamentalement présenté sous un faux jour le mode de développement occidental. En dehors des manuels et rapports du Fonds monétaire international, le modèle de capitalisme que la Chine, la Russie et d’autres pays à croissance rapide seraient en passe de supplanter n’a en fait jamais existé. Plus on examine de près la façon dont des pays comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis sont devenus prospères, moins on voit de laisser-faire et plus on voit d’intervention de l’État. La « diplomatie de la canonnière » mise en œuvre par lord Palmerston pour défendre le commerce de l’opium fut peut-être une version particulièrement grossière du capitalisme d’État, mais la stratégie ayant alors consisté à mobiliser le pouvoir d’État pour obtenir des avantages commerciaux, et vice versa, ne constitua en rien une exception. Loin de subvertir la manière occidentale de faire des affaires, le monde émergent est, enfin, en train de lui voler certaines de ses ruses.
Prenez le libre-échange. De lord Palmerston à la secrétaire d’État Hillary Clinton, les responsables occidentaux ont longtemps exigé que les pays ouvrent leur marché intérieur à la concurrence étrangère. Mais la Grande-Bretagne et les États-Unis n’ont vu dans le libre-échange un idéal qu’après s’être dotés d’industries capables de damer le pion à leurs rivaux. L’émergence de la Grande-Bretagne en tant que puissance économique peut être datée du XIVe siècle, au moment où le roi Édouard III interdit l’importation de tissus en laine de Belgique et de Hollande, pays qui dominaient alors le marché du textile. Au cours des siècles qui suivirent, la Grande-Bretagne infléchit sa politique commerciale pour favoriser ses industries lainières et cotonnières ; des taxes frappèrent les exportations de laine brute, afin d’encourager les marchands britanniques à se lancer dans le domaine d’activité, plus lucratif, de la confection de vêtements finis.
Des taxes douanières de 50 %
L’industrie textile ne fut pas la seule à bénéficier d’un traitement de faveur. En 1721, le gouvernement de Robert Walpole (8) instaura des droits de douane sur tous les produits manufacturés importés, érigeant un rempart autour des secteurs d’activité qui devaient être à l’origine de la révolution industrielle. Un siècle plus tard, quand les héritiers d’Adam Smith exposèrent les vertus théoriques du libre-échange, la Grande-Bretagne conservait certaines des taxes douanières parmi les plus élevées au monde : plus de 50 % sur certains produits. Il en fut ainsi jusqu’aux années 1860, quand la compétitivité du pays dans le textile, l’acier et d’autres industries fut fermement établie. Comme l’historien de l’économie Paul Bairoch l’a souligné, l’idée que la Grande-Bretagne a accédé au statut de puissance économique dominante grâce au libre-échange est une absurdité.
C’est tout aussi vrai des États-Unis. Même avant 1791, quand Alexander Hamilton publia son fameux Report on the Subject of Manufactures (9), le Congrès avait eu recours à des taxes pour protéger certains secteurs. Pendant la guerre anglo-américaine de 1812-1815, provoquée en partie par des conflits commerciaux, il doubla les taxes à l’importation sur les produits manufacturés, les portant à 25 %. Quelques années plus tard, les droits de douane furent encore augmentés, pour atteindre en moyenne 40 %. Puis Abraham Lincoln les augmenta de nouveau, les portant à environ 50 %. Chang Ha-joon, économiste à l’université de Cambridge, observe que Lincoln, vénéré comme le grand émancipateur, « pourrait tout aussi bien être surnommé le grand protecteur – de l’industrie américaine ». Au cours du demi-siècle qui suivit sa présidence, au cours duquel le Parti républicain soutenu par les milieux d’affaires occupa le pouvoir presque sans interruption, les taxes sur les produits manufacturés continuèrent à osciller entre 40 et 50 %, les plus hauts niveaux jamais observés dans le monde. L’économie américaine connut alors une croissance qui lui permit de rivaliser avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne dans des secteurs comme la sidérurgie et la chimie, bénéficiant tous de protections.
Même pendant et après la Première Guerre mondiale, quand le président Wilson fit du libre-échange un objectif de la politique étrangère américaine dans ses quatorze points, les droits de douane restèrent élevés. (S’agissant de certains produits agricoles, tels le sucre et l’éthanol, ils existent encore – pour le plus grand profit de Cargill, Archer Daniels Midlands et autres géants de l’agroalimentaire qui, sans cela, auraient du mal à affronter la concurrence étrangère. Sans parler des milliards de dollars que ces firmes ont reçus en subventions de l’État.) La réalité, c’est qu’aucune des puissances économiques actuelles n’a pratiqué le libre-échange pendant sa phase de développement. « Les économistes partisans du libre-échange doivent nous démontrer comment ce principe peut expliquer la réussite des pays aujourd’hui développés, fait remarquer Chang, alors que ces derniers, disons-le tout net, l’ont fort peu pratiqué avant de devenir riches. »
La Chine, la Corée du Sud et d’autres économies en plein essor se voient souvent reprocher d’utiliser l’argent et l’influence de l’État pour favoriser leurs industries nationales au détriment des concurrents étrangers, pratique connue sous le nom de « politique industrielle » et désapprouvée par le droit du commerce international (10). De telles politiques discriminatoires sont également désignées sous le nom de « dirigisme » [en français dans le texte] – ce qui rappelle que ce concept n’est pas originaire d’Extrême-Orient. Après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement français de la Ve République créa des « champions nationaux » dans les transports, l’énergie, l’aérospatiale et autres secteurs économiques stratégiques. Cette politique permit l’essor de grandes entreprises comme Air France, la SNCF, EDF et la firme aéronautique EADS, toutes en totalité ou partie propriété de l’État. Cette situation perdure sous le président Sarkozy, interventionniste convaincu, qui s’est illustré quand il était ministre des Finances en volant au secours d’Alstom, grande firme d’ingénierie, et en encourageant une fusion entre les laboratoires pharmaceutiques Aventis et Sanofi, pour écarter la menace d’une OPA étrangère.
Subventions à l’exportation
Mais la « politique industrielle » existait bien avant le général de Gaulle. C’est Walpole qui a écrit : « Rien ne contribue autant à promouvoir le bien-être public que l’exportation des produits manufacturés. » Et le gouvernement anglais a longtemps subventionné les exportateurs tout en imposant des critères de qualité rigoureux pour sauvegarder la réputation des marques anglaises. « Ces politiques sont étonnamment semblables à celles utilisées avec succès par les économies “miracles” d’Asie orientale, telles que le Japon, la Corée et Taïwan après la Seconde Guerre mondiale », fait valoir Chang Ha-joon : « Les politiques considérées par de nombreux économistes comme ayant été inventées par les Japonais dans les années 1950, ce que j’ai moi-même longtemps pensé, […]étaient en fait des inventions antérieures des Anglais (11). »
Là aussi, les États-Unis furent prompts à suivre l’exemple de la Grande-Bretagne. En 1791, Hamilton proposa une série de mesures susceptibles de contribuer à faire du pays une véritable nation industrielle – notamment des subventions à l’exportation, des prix pour les inventions et des investissements publics dans les infrastructures. Pendant et après la guerre de Sécession, le gouvernement fédéral, en accordant généreusement des terres et des crédits à faible taux, joua un rôle déterminant dans l’ouverture des Grandes Plaines et l’expansion vers l’ouest. Les sociétés de chemin de fer Central Pacific et Union Pacific étaient toutes deux des compagnies privilégiées par le gouvernement. Elles bénéficièrent des largesses de ce dernier en matière de terres, sans parler des sommes considérables qui leur furent prêtées par l’État.
La « politique industrielle » américaine est peut-être moins visible ces temps-ci, mais elle joue encore un rôle clé dans le maintien de l’avantage compétitif. Une bonne part de cette assistance passe par le Pentagone : en prenant en grande partie à sa charge des projets de recherche et développement que des investisseurs privés hésiteraient à financer, le département de la Défense a contribué à créer trois des plus grosses industries exportatrices du pays : l’aéronautique civile, l’aéronautique militaire et l’informatique. Le Boeing 747 et de nombreux autres avions de ligne modernes ont été mis au point à partir de plans d’avions militaires. Fairchild Semiconductor, l’un des pionniers du transistor des années 1950, travaillait pour l’armée, comme de nombreuses autres firmes innovatrices qui contribuèrent à lancer l’industrie informatique moderne, telles que Texas Instruments. Et, comme chacun sait, l’Internet a été créé par la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), filiale du Pentagone, qui a continué de la diriger jusqu’en 1990.
Le département de la Défense reste un client indispensable pour de nombreux constructeurs américains, tels Boeing, Lockheed et Honeywell. En dépit de lois obligeant l’administration fédérale à obtenir les meilleures conditions possibles pour les contribuables, les relations personnelles semblent toujours influencer les relations entre le Pentagone et l’industrie militaire, comme l’indique une série de récents scandales. Dans les rares occasions où des firmes étrangères parviennent à décrocher de grands contrats militaires, le Congrès met souvent son veto. (Voyez le tapage provoqué par la candidature d’EADS à un appel d’offres pour des avions ravitailleurs (12).) Certes, la préférence nationale existe dans de nombreux autres pays, peut-être à un degré encore plus élevé, mais les États-Unis dépensant presque autant pour leur armée que toutes les autres nations du monde réunies, aucune autre institution publique n’a autant d’influence commerciale que le Pentagone.
Et puis, il y a le secteur financier. Les pays asiatiques émergents ont été critiqués pour avoir soutenu des banques en difficulté plutôt que de laisser faire les forces du marché. Bien sûr, lors de la récente crise, les États-Unis – ainsi que d’autres membres de premier plan de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à l’instar de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne – ont fait exactement la même chose. S’agissant des sauvetages de General Motors et Chrysler par le gouvernement américain, on pourrait accuser celui-ci d’avoir violé les règles de l’OMC, même si personne ne songe à demander des comptes à Washington. Comparées à ces opérations de pure « politique industrielle », certaines des infractions chinoises qui ont le plus mis l’OMC en émoi semblent relativement mineures. L’an dernier, la Chine a été critiquée pour avoir empêché des entreprises étrangères de vendre des livres, des films et de la musique directement aux Chinois. Le pays a obligé des sociétés de production comme Disney et Time Warner à travailler avec des distributeurs locaux. De telles mesures sont clairement discriminatoires et protectionnistes, mais elles n’ont guère empêché les grandes compagnies américaines de faire des incursions sur le marché chinois. Au premier semestre 2010, la filiale chinoise de General Motors, joint-venture avec des constructeurs locaux, a vendu plus de 1 million d’automobiles et de camions, un bond de près de 50 % par rapport à 2009. Pour la première fois, le constructeur automobile de Detroit a vendu plus de voitures en Chine qu’il ne l’a jamais fait aux États-Unis.
Reconnaissant que de nombreuses firmes américaines réussissent en Chine, Ian Bremmer relègue la menace d’un affrontement commercial entre les deux pays à un lointain avenir. Dans un chapitre sur les défis du futur, il se demande ce qui arriverait si « des firmes chinoises usaient de leur influence croissante pour obtenir de l’État un soutien accru contre la concurrence étrangère […]. En d’autres termes, qu’arrivera-t-il si la Chine ferme la porte ? » La réponse la plus vraisemblable est que Pékin serait le principal perdant et ferait vite machine arrière. Une confrontation avec les États-Unis et d’autres pays européens – une guerre de l’opium à l’envers – minerait les fondements mêmes de la réussite chinoise : l’exportation de produits manufacturés bon marché.
Tant Bremmer que Halper accordent une place considérable aux récents efforts déployés par la Chine pour assurer son futur approvisionnement en énergie et en ressources naturelles, ce qui l’a notamment amenée à courtiser les régimes répressifs de pays comme le Zimbabwe, le Soudan et l’Iran. Halper, en particulier, insiste sur la menace que font peser les relations commerciales qu’entretient la Chine avec des pays dépendant de l’aide internationale. Il voit dans l’influence croissante de Pékin en Afrique une « tragédie », bien que son alarmisme néglige la complexité du sujet, ou, plus précisément, de la région. Parmi les preuves qu’il donne du caractère néfaste de l’influence chinoise, il mentionne le fait que le pays a aidé à la construction d’un hôpital, de canaux d’irrigation et d’un centre de formation professionnelle au Ghana – une démocratie pluraliste qui, bizarrement, figure sur sa liste des régimes africains répressifs. Ce n’est pas le seul exemple étrange. Déplorant que la Chine ait réussi à limiter l’influence américaine, Halper décrit les transactions de la Chine avec l’Angola, pays producteur de pétrole ravagé par trois décennies d’une guerre civile due à une insurrection finalement vaincue, mais terriblement sanglante. Il fait remarquer que Pékin a proposé des crédits de développement sans exiger en retour le respect des règles de bonne gouvernance que le FMI cherche à imposer. Il oublie de dire que les États-Unis étaient, avec le régime de l’apartheid, le principal bailleur de fonds de l’insurrection, qui a coûté la vie à 300 000 personnes et déplacé près du quart de la population du pays. (En fait, une bonne part de ce soutien financier aux rebelles a été fournie sous l’administration Reagan, dans laquelle Halper travaillait comme membre du Bureau aux affaires militaires du département d’État.) Quant à la question de savoir si les conditions préalables dont les organismes de type FMI assortissent l’aide internationale ont vraiment un effet positif sur la liberté et la démocratie, elle n’a pas de réponse claire (13).
Compagnies pétrolières nationales
« L’utilisation du pétrole, du gaz et d’autres matières premières comme outils politiques et atouts stratégiques peut constituer un volet essentiel du capitalisme d’État », écrit Bremmer, avant de noter que les trois quarts des réserves de pétrole de la planète sont détenues par des compagnies pétrolières nationales. Il est indéniable que la garantie d’un accès aux ressources naturelles est un objectif stratégique majeur de politique étrangère, mais c’est tout aussi vrai des pays occidentaux que de leurs rivaux émergents. À la fin du XIXe siècle, les récits faisant état de la découverte de diamants, d’or et d’autres métaux précieux en quantité illimitée ont contribué à déclencher le partage de l’Afrique. Après la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et les États-Unis, conscients de l’importance potentielle des vastes réserves de pétrole du golfe Persique, contribuèrent à porter au pouvoir une flopée de princes du désert malléables, qui autorisèrent les compagnies pétrolières occidentales à exploiter leur sous-sol dans des conditions particulièrement favorables. En 1953, deux ans après que Mohammad Mossadegh, Premier ministre iranien démocratiquement élu, eut nationalisé l’Anglo-Iranian Oil Company (britannique), la CIA trempait dans l’organisation d’un coup d’État contre lui. Les États-Unis, il va sans dire, continuent de veiller à la stabilité des pays exportateurs de pétrole « amis », tels l’Arabie saoudite ou le sultanat d’Oman, en leur offrant une aide militaire et technique massive.
La forte influence des politiques intérieure et étrangère américaines sur les performances de l’économie tend à être passée sous silence dans les débats actuels sur la conduite à suivre, qui présentent le plus souvent les questions économiques en termes idéologiques, en dehors de leur contexte historique. Notre amnésie a cependant un coût : le modèle idéalisé du marché libre, prétendument menacé, n’offre que la plus brutale des solutions au problème énergétique. Si la demande de pétrole continue d’augmenter face à une offre limitée, les prix finiront par s’envoler, obligeant les États-Unis et d’autres pays importateurs à réduire de façon drastique leur consommation d’essence. Il existe une alternative à cette thérapie de choc administrée par le marché : une politique énergétique vigoureuse qui taxerait les combustibles fossiles, subventionnerait les économies d’énergie et offrirait des financements bon marché pour le développement de sources d’énergies renouvelables. Mais il existe un obstacle majeur à une telle politique : les idées fausses d’une bonne partie de l’opinion sur le rôle de l’État dans le développement.
Il y a cependant des signes de révisionnisme encourageants. Dans un livre récent, Clyde Prestowitz, ancien négociateur commercial américain et fondateur de l’Economic Strategy Institute, installé à Washington, a intitulé un chapitre : « Comment l’Amérique est vraiment devenue riche (14) ». Et Stephen D. King, économiste en chef de HSBC, la banque globale dont le siège se trouve à Londres, fait remarquer que « les gouvernements occidentaux ont utilisé les méthodes du capitalisme d’État pendant des centaines d’années, dans leur désir de façonner le monde […]. L’idée selon laquelle les forces du marché sont, à elles seules, à l’origine de la réussite de l’Occident est une aberration (15) ».
Malheureusement, dans les cercles dirigeants – et dans l’esprit d’une bonne partie de l’opinion –, les vieilles doctrines sacro-saintes sur l’économie de marché et l’entreprise privée continuent de prévaloir. En cherchant à élargir l’accès à l’assurance maladie, l’administration Obama a été accusée de vouloir contrôler l’ensemble du système de santé. En réduisant les impôts et en augmentant les dépenses fédérales pour prévenir une crise majeure, elle a été accusée de verser dans le socialisme. Mêmes des économistes soi-disant sérieux ont cautionné ces critiques, estimant qu’il valait mieux laisser le système de santé se débrouiller tout seul avec ses dysfonctionnements, ou que les 800 milliards de dollars du programme de relance n’ont eu pratiquement aucun impact sur l’emploi et le PIB. C’est ce qui arrive quand on oublie le rôle crucial que les États ont joué dans l’histoire en soutenant, en protégeant et en finançant leur industrie, mais aussi en la taxant et en la contrôlant. Le plus grand danger auquel est aujourd’hui confrontée la prospérité de l’Occident ne tient pas à un quelconque « consensus de Pékin », mais au mythe du marché libre.
Cet article est paru dans le New Yorker le 13 décembre 2010. Il a été traduit par Philippe Babo.
Notes
1| Quatre fois Premier ministre, lord Gladstone fut l’un des hommes politiques majeurs de l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle.
2| Allusion au livre de Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997), paru aux États-Unis en 1996.
3| Ian Bremmer, The End of the Free Market. Who Wins the War Between States and Corporations? (« La fin du marché libre. Qui remportera la guerre entre les États et les entreprises?? »), Portfolio, 2010.
4| Allusion à La Fin de l’histoire et le dernier homme (Champs Flammarion, 1993), paru aux États-Unis en 1992.
5| Thomas Jefferson était le principal auteur de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, évoquée dans l’article p. 25.
6| Pour d’autres prévisions à 2050, voir l’article de Steven Stoll, p. 36.
7| Uprising. Will Emerging Markets Shape or Shake the World Economy? (« Insurrection. Les marchés émergents vont-ils façonner ou ébranler l’économie mondiale?? »), Wiley, 2010.
8| Robert Walpole, homme politique influent du XVIIIe siècle, fut l’un des tout premiers Premiers ministres de Grande-Bretagne. Il fut chef du gouvernement de 1730 à 1742.
9| « Rapport au sujet des manufactures ». Alexandre Hamilton fut le premier ministre des Finances de la jeune république américaine.
10| La première règle mise en avant par l’Organisation mondiale du commerce est : « Un pays ne doit pas faire de discrimination entre ses partenaires commerciaux?; il ne doit pas non plus faire de discrimination entre ses propres produits, services et ressortissants et ceux des autres pays. »
11| Bad Samaritans. The Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism (« Les mauvais Samaritains. Le mythe du libre-échange et l’histoire secrète du capitalisme »), Bloomsbury, 2007.
12| C’est finalement Boeing qui a emporté le contrat, en février 2011.
13| À ce sujet, lire « Doux rêves onusiens », Books, n° 18, décembre 2010-janvier 2011, p. 70.
14| The Great Betrayal (« La grande trahison »), Free Press, 2010.
15| Losing Control. The Emerging Threat to Western Prosperity (« La perte de contrôle. La menace émergente qui pèse sur la prospérité occidentale »), Yale, 2010.
Pour aller plus loin
Jacques Attali, Tous ruinés dans dix ans??, Fayard, 2010. Un économiste français souligne la menace que fait peser sur l’économie mondiale l’accumulation de la dette contractée par les principaux États occidentaux.
Daniel Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Hachette Pluriel, 2005. Ce livre d’un économiste français a été traduit en anglais. « L’une des enquêtes les plus originales et incisives sur le sujet », a écrit le philosophe John Gray, qui regrette cependant qu’il néglige la question environnementale.
Yasheng Huang, Capitalism With Chinese Characteristics, (« Capitalisme aux caractéristiques chinoises »), Cambridge University Press, 2008. Évoqué dans notre dossier sur l’avenir de la Chine (Books, n° 6, juin 2009), ce livre a valeur de référence.
Raghuran Rajan, Fault Lines. How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy (« Lignes de faille. Comment des fractures cachées continuent de menacer l’économie mondiale »), Princeton University Press, 2010. Le livre d’un économiste indien, très remarqué. Il développe notamment l’idée que la tendance au creusement des inégalités sociales, aux États-Unis mais aussi ailleurs, constitue une bombe à retardement pour le capitalisme.
Richard Sennett, La Culture du nouveau capitalisme, Hachette Pluriel, 2008 (édition américaine 2006). Un sociologue américain, spécialiste du travail, décrit la fébrilité croissante du capitalisme et les risques qui y sont associés.