Les éditeurs indépendants ont-ils un avenir ?
Publié en mars 2024. Par Books.
Toute simple, la prédiction en matière culturelle : comme les vents porteurs de nouvelles tendances soufflent d’ouest en est, à l’inverse des alizés nord, il suffit d’observer ce qui se passe aux États-Unis. Prenez l’édition : depuis plusieurs décennies, là-bas, le secteur est victime d’une « conglomération » qui a coagulé des myriades de petites maisons en immenses groupes dont elles sont, au mieux, devenues des « imprints ». « La glamoureuse édition new-yorkaise des années 1950 avec ses déjeuners à trois martinis et son sexisme rampant » a disparu, déplore Adam Fleming Petty sur le site The Bulwark ; « les excentriques à moustaches » ont été remplacés par les cadres sup « en costard-cravate » des Big 5 (HarperCollins, Simon & Schuster, Macmillan, Hachette et Penguin Random House), qui deviendront les Big 4 si Vivendi croque Simon & Schuster.
L’universitaire Dan Sinykin fait remonter le processus aux années 1950, quand le « G.I. Bill » a ouvert aux soldats démobilisés l’accès à l’instruction supérieure – et à la lecture. Ensuite : essor des éditions bon marché (les « paperbacks »), explosion du nombre de romans publiés (d’une dizaine de milliers à plusieurs centaines de milliers par an), substitution de la littérature « de genre » à la littérature générale, focalisation sur les gros tirages, abandon du « mandat culturel » au profit… du profit. Ensuite l’Amérique a vécu l’avènement de l’ebook et de l’audiobook, et le quasi-accaparement de la distribution de livres par Amazon, qui s’y retrouve désormais en situation de monopsone (l’inverse du monopole : non pas un seul vendeur mais un seul acheteur). Si les craintes que l’ebook n’inflige aux éditeurs le même sort que le MP3 à l’industrie musicale s’avèrent (à ce jour) infondées, les menaces financières sur l’édition traditionnelle sont toujours aussi vives. Alors qu’il est « difficile de gagner de l’argent en vendant moins de 10 000 exemplaires », dit Sinykin, « sur les 45 571 livres publiés aux États-Unis en 2022, 90 % ont fait moins de 5 000 exemplaires ». Or les éditeurs sont des capitalistes – à l’instar de leur grand ancêtre, Gutenberg – et même des « venture capitalists », des parieurs. Mais des parieurs prudents qui préfèrent miser sur les usines à bestsellers, comme Danielle Steel, la stakhanoviste aux 200 livres de « romance » qui dit travailler 20 heures par jour (dont une partie à s’autopromouvoir sur les réseaux). Les livres sont désormais « manufacturés plutôt que composés ». L’auteur, qui s’est transformé en marque commerciale, a vu sa fonction redistribuée sur tout un écosystème éditorial. D’ailleurs, ajoute Sinykin, « la surestimation du rôle de l’auteur n’était en fait qu’un bref accident de l’histoire récente ». Brrrr…