Les dessous d’Anna Karénine
Publié en novembre 2024. Par Books.
Le roman de Tolstoï est d’abord paru en feuilleton – sauf le dernier épisode, retoqué par le rédacteur en chef du Courrier russe. Pourtant, le suicide d’Anna, qui se jette sous un train, avait été rédigé bien avant le suicide raté de son amant, Vronski, révèle l’historien russe Mikhail Dolbilov, qui a eu accès aux manuscrits non publiés de Tolstoï. Cet épisode est relaté 200 pages plus tôt dans le roman. Comme d’autres, il a été écrit au fil de la plume, pour nourrir le feuilleton. C’est le cas de bien d’autres passages, ce qui crée un enchevêtrement de couches successives et entraîne diverses incohérences, propres à complexifier l’intrigue et la rendre plus intéressante. Si bien que le roman, écrit Eric Naiman dans le Times Literary Supplement, « ressemble à un arbre qui croît rapidement presque jusqu’à son sommet, puis dont les branches s’étendent obstinément et de manière tortueuse et prodigieuse dans des directions latérales ».
Dolbilov révèle aussi que Tolstoï témoigne dans son roman de son vif intérêt pour la cour d’Alexandre II, sur laquelle il disposait de renseignements de première main grâce à l’une de ses cousines, qui était dame d’honneur. Il exploite la tension qui existait à la cour entre deux tendances contraires qui paradoxalement se renforçaient l’une l’autre : d’une part « la piété rigide qui entourait l’impératrice », d’autre part « une propension au libertinage, illustrée par la liaison entre le tsar et la mère de ses enfants illégitimes et les multiples scandales sexuels impliquant son entourage ». Le personnage du prince étranger adonné à l’hédonisme, que le romancier décrit comme « aussi frais qu’un concombre hollandais vert et cireux », est inspiré par le futur Édouard VII.
Les manuscrits insistent aussi davantage que le texte final sur les tentations homoérotiques qui assaillaient Vronski, dans la personne notamment de Serpoukhovskoï, « au sourire séduisant, presque féminin », qui à un moment clé de sa liaison avec Anna le met en garde contre les dangers que font courir les femmes à ceux qui se destinent à une brillante carrière militaire.