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Les concerts qui ont fait la France


Crédit : BNF

La Fête de la musique n’est pas seulement là pour nous faire découvrir des groupes plus ou moins amateurs installés sur la place du marché ou au coin de la rue. Elle est aussi l’héritière d’une tradition bien française : la musique comme ciment de la nation. Cette tradition remonterait aux fêtes révolutionnaires, selon l’Américaine Jann Pasler. Dans La République, la musique et le citoyen, cette musicologue explique comment les pratiques musicales du début de la IIIe République – chorales, harmonies, orphéons, sociétés de musique et même la vague moderniste –, ont  servi à fédérer une nation ébranlée par les événements du siècle écoulé. Prenons place dans un cirque, sur un banc de bois. Chut. Pasdeloup arrive.

« Qui a dit que la frivolité est le lot des Français, et du Parisien en particulier ? » lançait un critique après un des « Concerts populaires de musique classique », le 19 octobre 1873. Tous les dimanches après-midi, dans la sombre enceinte d’un cirque en bordure du XIe arrondissement de Paris, une halle empestant encore la puanteur des chevaux, l’orchestre de Jules Etienne Pasdeloup attirait de quatre à cinq mille âmes. Le tiers des sièges coûtant à peine plus cher qu’un ticket de bus, certains spectateurs avaient dû attendre des heures dans le vent et la pluie pour s’en procurer. Un public « naïf et sincère » de petit-bourgeois et d’ouvriers s’asseyait là, subjugué, serré sur des bancs de bois, les musiciens tournant le dos à la moitié de l’auditoire. Nombre de ces spectateurs ignoraient tout de la musique. Il y avait là des familles en quête d’un moment de loisir un peu enrichissant, des étudiants, des professeurs de piano qui « adoraient Pasdeloup comme un père » et des bourgeois amoureux de musique tenus à l’écart des prestigieux concerts du Conservatoire, dont les abonnements se transmettaient au sein d’une famille de génération en génération. Des compositeurs, des critiques musicaux et, à l’occasion, un aristocrate ou un dignitaire étranger profitaient des meilleurs sièges de ces Concerts Pasdeloup. Pour cette première représentation de la saison, le prétendant orléaniste au trône de France, Philippe, comte de Paris, et son épouse étaient présents. Il régnait dans la capitale une atmosphère de tension et d’appréhension, car quantité de Parisiens s’attendaient au retour imminent de la monarchie. À cet égard, le comte et la comtesse de Paris, par leur seule présence, devaient exprimer de la sympathie envers le peuple et de l’intérêt pour son éducation.

Le public venait là non seulement pour échapper à ses préoccupations plus terre à terre et goûter à un moment de beauté, mais aussi pour apprendre, se confronter à l’inconnu et exprimer ses opinions. Après une symphonie de Schumann, il y eut des huées et des sifflets le public crut devoir « chuter» un compositeur qu’il associait à Wagner. Beaucoup se sentaient insultés par la publication sous la plume du compositeur allemand d’une satire méprisante ridiculisant la conduite de la France sous l’occupation prussienne de Paris. Le public fut plus réceptif à la nouvelle musique française. Unanime, il réclama un bis de la nouvelle œuvre « très élégante et très colorée » de Massenet. Mais ensuite, des airs russes « étranges » de Glinka essuyèrent un autre affront. Après cela, la Cinquième Symphonie de Beethoven vint « calmer les nerfs d’un public trop impressionnable ».

Quatre jours plus tard, dans un discours devant les cinq Académies, Henri Baudrillart se demandait si les concerts du dimanche ne pourraient pas servir de « modèle à d’autres d’un genre différent ». Que ces événements contribuent à discipliner les basses classes, cela n’échappait à personne. Certes, lorsqu’on jouait du Wagner, des « sifflets nombreux » venaient contrer les applaudissements exubérants, mais les rapports de police attestaient aussi une pléthore de concerts d’une «tranquillité parfaite » et sans « aucun désordre ». Plus important, de tels événements offraient à toutes les classes des occasions de s’élever moralement à travers la musique et de ne faire qu’un, réalisant ainsi pour un bref moment un idéal révolutionnaire demeuré hors d’atteinte dans la société française depuis le temps des fêtes révolutionnaires. Comme leurs prédécesseurs de la Révolution, les républicains, croyaient possible, selon les mots de Rousseau, de « former un peuple », source de toute légitimité. Le service du bien public serait le but du gouvernement. Les arts étaient partie prenante de ce projet, leur utilité un effet de ce que l’esthétique et les pratiques artistiques pouvaient apporter à l’édification de la nation.

Terrassée par la défaite au terme de la guerre contre la Prusse, humiliée par la Commune, la France des années 1870 restait farouchement divisée. Les monarchistes, qui occupaient le sommet de l’Etat, espéraient restaurer la royauté. Les bonapartistes aspiraient à un retour de l’Empire. La force des républicains croissait régulièrement, mais les divergences entre modérés, socialistes et radicaux étaient causes de troubles. Quelle que fût la profondeur des dissensions sur la nature du gouvernement, le rôle de l’Eglise ou les priorités de la nation, cette génération se refusait à ce que ces conflits s’achèvent dans la violence. La culture lui offrait un domaine laïque de non-violence où confronter ses oppositions et explorer ce qu’elle avait en partage. Cette même culture pouvait aider à revitaliser la nation. Au début des années 1870, les libéraux comme les conservateurs attendaient de la musique « sérieuse » qu’elle exprime des idéaux élevés susceptibles d’insuffler une « force morale » au pays, bien nécessaire pour résister à la défaite et au chaos.

Avec l’annexion des Beaux-Arts au ministère de l’Instruction publique en 1870, on espérait que la musique remplirait une fonction politique. Il existait sans doute une certaine continuité des valeurs, des pratiques et des institutions depuis le second Empire, et des formes traditionnelles de parrainage par l’Etat, en particulier l’opéra, subsistaient. Mais, partout ailleurs, des différences de plus en plus nettes se faisaient jour. Les républicains envisageaient une relation quasi mécanique entre pratiques musicales et changement social, que ce fût chez les ouvriers, les bourgeois ou les élites – autant d’aspirations plus faciles à exprimer qu’à démontrer. Toutefois, malgré l’apparent excès d’optimisme et d’idéalisme de ce discours, il convient de le prendre au sérieux. En se concentrant sur l’utilité publique de la musique, les républicains déployèrent des efforts considérables pour encourager la pratique musicale et façonner le goût. Ce faisant, ils posèrent les fondements d’un large soutien public aux arts qui éclaire d’un jour nouveau les raisons qui permirent à la démocratie d’affirmer son emprise et de durer.

Dans la mesure même où le langage et les pratiques de la musique aidèrent la République à satisfaire ses besoins de légitimité politique et d’intégration culturelle, ils s’imposèrent comme des aspects d’une même culture politique. Pour beaucoup, c’était là un mode inédit d’activité esthétique qui préparait le peuple à s’engager par le vote. Comme aux Concerts Pasdeloup, écouter supposait de se forger une opinion et de la défendre. Ainsi, les entractes des concerts n’étaient pas « des repos, mais des combats », des moments où « les opinions se croisent, la passion gonfle les narines et allume les prunelles ». Comme l’a écrit Léon-Paul Fargue, « le public de ma jeunesse […] se levait de sa place, manifestait, intervenait, fronçait ses manies, sifflait souvent les concertos. […] Nous avons besoin de cette atmosphère pour vivre heureux et pauvres ». Les concerts stimulant un engagement dans la musique empreint d’empathie et imaginatif, les républicains cherchaient à l’utiliser pour exercer une influence sur des mœurs spécifiques, nécessaires au républicanisme. Chaque fois que les concerts présentaient des opportunités de jugement comparatif, ils appelaient à une écoute active, corollaire d’une citoyenneté active. L’esthétique pouvait fusionner avec l’éthique à travers la musique et les pratiques musicales, tandis que l’identité culturelle s’entretissait avec l’identité politique.

LE LIVRE
LE LIVRE

La République, la musique et le citoyen (1871-1914) de Jann Pasler, Gallimard, 2015

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