Publié dans le magazine Books n° 74, mars 2016. Par Elizabeth Kolbert.
La semaine de quinze heures à l’horizon 2028 ? Le grand économiste y croyait dur comme fer. La croissance et la technologie allaient nous permettre de satisfaire nos besoins en travaillant moins. Seul problème, la dépression collective qui en découlerait, faute de savoir occuper ce temps libéré. Aujourd’hui, la dépression naît plutôt du sentiment d’être asphyxié par le manque de temps. Comment expliquer ce paradoxe de la société d’abondance ?
Au cours de l’hiver 1928, John Maynard Keynes a rédigé un court texte de réflexion sur le long terme : « Perspectives économiques pour nos petits-enfants » (1). L’économiste imaginait ce à quoi ressemblerait le monde à un siècle de distance. En 2028, prédisait-il, le « niveau de vie » en Europe et aux États-Unis aurait tellement progressé que personne n’aurait plus besoin de se soucier de gagner de l’argent. « Nos petits-enfants » travailleront à peu près trois heures par jour, estimait-il, et même cet emploi du temps allégé représenterait davantage de labeur que nécessaire.
Keynes a élaboré une première version de ce texte en vue d’une conférence dans un collège de garçons du Hampshire. Il était en train de le remanier, à l’automne 1929, lorsque la Bourse s’effondra. D’aucuns auraient vu là un mauvais présage ; pas lui. Il a certes rapidement compris la gravité de la situation : le krach, écrit-il début 1930, a engendré « une crise dont l’histoire se souviendra comme l’une des plus profondes que l’humanité ait jamais vécues ». Mais Keynes restait persuadé que l’épisode apparaîtrait, sur la longue durée, comme un...