L’empire de l’ignorance
Publié dans le magazine Books n° 100, septembre 2019. Par Pauline Toulet.
Dans « L’illusion de connaissance », Steven Sloman et Philip Fernbach, deux cognitivistes américains, s’intéressent à un phénomène dont peu d’entre nous admettent l’existence – et pour cause puisqu’il s’agit de notre propre degré d’ignorance. Leur constat est pourtant sans appel : en tant qu’individus, nous savons bien peu de choses du monde qui nous entoure – si peu que nous devons sans cesse nous en remettre aux connaissances des autres.
Paradoxalement, l’humanité prise collectivement est capable de mettre des stations spatiales en orbite ou de maîtriser la fission nucléaire, mais, à l’échelle individuelle, beaucoup d’entre nous seraient bien en peine d’expliquer le fonctionnement d’artefacts quotidiens les plus simples, rappellent-ils. Qui pourrait se targuer de comprendre dans le détail comment marche une chasse d’eau ?
Les économistes appellent ça « la division cognitive du travail » : le processus de production dans les sociétés capitalistes est segmenté en fonction de la nature des savoirs requis. Du coup, chacun sait ce qu’il a à faire mais ignore tout du savoir-faire de l’autre et, plus grave encore, ne s’y intéresse pas. « Nos connaissances individuelles sont extrêmement superficielles, elles effleurent à peine la réelle complexité du monde, et, pourtant, nous ne réalisons pas à quel point notre compréhension est réduite », soulignent les auteurs.
Là où cela devient vraiment problématique, c’est quand il s’agit de politique, relève Elizabeth Kolbert dans The New Yorker. « C’est une chose que de ne pas savoir comment fonctionne une chasse d’eau, c’en est une autre que de se positionner par rapport à un décret anti-immigration sans savoir de quoi il est question », écrit-elle en référence aux dernières mesures dans ce domaine prises par Donald Trump.
À lire aussi dans Books : « Ce que je pense est-il fondé », septembre/octobre 2017.