« La leçon du Tour de France »
Publié le 18 septembre 2020. Par La rédaction de Books.
Ce Tour de France 2020 est celui de l’attente et des espoirs déçus. La compétition a été reportée de juillet à septembre pour cause de pandémie ; les favoris ont déclaré forfait, notamment le tenant du titre Egan Bernal, qui a abandonné à la 17e étape ; les espoirs autour des champions français Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot ont très vite été douchés, le premier ayant été victime d’un ravitaillement malheureux et le second d’une chute handicapante.
C’est la loi du Tour : pour gagner il ne suffit pas d’avoir de « bonnes jambes », il faut aussi un certain sens tactique, un bon mental, une équipe soudée et de la chance. Lucien Petit-Breton, double vainqueur de l’épreuve en 1907 et 1908, rappelle cette leçon essentielle dans l’hebdomadaire La Vie au grand air du 2 août 1913. Il vient alors de voir une nouvelle victoire sur le Tour lui filer entre les doigts, vaincu par sa grande ennemie, la guigne.
La leçon du Tour de France, et quelle terrible leçon pour moi ! Je commence pourtant à y être habitué. Je semble depuis deux ans avoir signé un pacte avec la malchance. Je puis certifier que jamais je ne me suis senti en meilleure forme qu’au cours de cette période, et pourtant je n’ai pu remporter un seul succès digne de mon passé. Ce qui m’est arrivé dans le Tour de France de cette année est l’exacte répétition de ce qui m’advint dans le Tour d’Italie d’il y a deux ans ; j’étais en tête du classement général à l’avant-dernière étape, avec une avance qui me permettait d’être sûr de la victoire finale, lorsqu’un accident me mettait hors de course, bêtement, lâchement. Or, cette année, dans la formidable épreuve de l’Auto si ma machine avait bien voulu continuer à me rendre les services qu’elle ne m’avait pas refusés jusqu’alors, je passais premier du classement général, par suite du retard qu’une réparation infligeait au Belge Thys. Et étant donnée ma forme, je crois bien que personne ne m’aurait plus rejoint. Mais « adieu, veaux, vaches, cochons, couvées… », la fatalité veillait. Contre elle, il n’y a pas à lutter et je ne crois pas avoir jamais mérité par mes actes, son obstination à me frapper comme elle le fait.
Il y a deux ans dans le Tour de France pour lequel je m’étais particulièrement préparé, au cours de la première étape, un de mes adversaires tombait en m’accrochant et il s’en fallut d’un rien que je n’eus l’œil crevé par sa pédale. Emmené à l’hôpital, je dus abandonner ! L’année dernière, impossible de défendre mes chances, car je me ressentais de l’accident dont j’avais été victime à 500 mètres de l’arrivée de Paris Bruxelles que j’allais gagner, étant donnée mon avance sur les suivants et la foule qui les empêchait de passer en vitesse. Une petite fille me faisait tomber, en traversant la route, et je me fracturais la rotule. Et dans toutes les épreuves, la même force invisible m’accompagnait pour me frapper, au moment où je commençais à être sûr de la victoire.
Mais je veux lutter, lutter encore, fatiguer cette mauvaise fée qui me poursuit de ses cruelles fantaisies, je veux prouver que l’âge ne m’a enlevé aucun de mes moyens, au contraire ; je tiens à montrer que les vieux, comme on nous appelle les hommes de trente ans, sont toujours là et qu’à la valeur, ils ajoutent une expérience, une tactique qui font les vrais champions. Et ce sera la seule consolation qui me restera du Tour de France de 1913, de penser que je me suis réhabilité dans l’esprit de ceux qui ne savaient pas et d’avoir fait l’impossible pour résister à la coalition organisée, trop bien organisée. J’ai repris cette confiance qui m’avait abandonné à la suite de tous mes accidents. Je sais maintenant que les sportsmen se sont aperçus qu’ils pouvaient compter sur moi et je m’efforcerai, le plus longtemps possible, de leur prouver que je suis digne de la sympathie que tous, amis connus et inconnus, ont bien voulu m’accorder pendant tout le Tour de France, par des lettres, des cartes, des télégrammes d’encouragement qui me rendaient toute mon énergie, au moment où la lutte me semblait par trop inégale.
L’esprit d’équipe ne doit pas être mal interprété
Cette année, en effet, d’après le règlement, tons les hommes représentant la même maison avaient le droit de s’entraider et de se faire le jeu mutuellement. Fort bien ! Je dois avouer que cette clause m’avait semblé parfaitement normale. Avec une ingénuité que ma carrière aurait dû cependant faire disparaître, je pensais que l’esprit d’équipe serait ainsi compris : lorsqu’un coureur aurait une crevaison de pneumatique, un ou deux de ses camarades, excellents au train, l’attendraient pour le ramener sur le peloton ; lorsqu’un routier semblerait en état d’infériorité, ses collègues l’encourageraient, l’aideraient pour le réconforter et lui faire oublier sa défaillance, en le distrayant, tout en ralentissant, jusqu’au moment où la fatigue passée, l’homme serait en état de rejoindre. Telle était d’ailleurs la tactique que j’employais jadis, lorsque j’étais à la maison Peugeot et que je dirigeais les lionceaux. Si je les voyais s’user inutilement, je les rappelais au calme, si l’un d’eux fléchissait je restais auprès de lui jusqu’au moment où je pouvais le faire revenir sur les leaders. C’était juste, loyal, c’était l’esprit d’équipe. Et cette année, il était ainsi compris par tous les directeurs, par tous les managers, mais certains coureurs l’interprétèrent de façon différente et j’eus à en souffrir plus que je ne saurais le dire.
La tactique employée contre moi était la suivante : je menais presque toujours le peloton, suivant une vieille coutume, afin d’éviter les chutes ; l’un de mes adversaires fonçait alors par un démarrage subit et s’échappait, personne n’essayait de le suivre, puisqu’il était de l’équipe, et c’est moi qui devais me dévouer. Je ramenais le groupe, me fatiguant ainsi tandis que les autres n’avaient que le mal de coller à ma roue. Enfin, le fuyard était rejoint. C’est alors qu’un autre coureur se détachait et recommençait la manœuvre de son camarade. Et dix, quinze, vingt fois de suite, le même procédé était réédité. Chaque fois, je répondais aux assauts et je résistais, mais, vers la fin de l’étape, je devais payer mes efforts successifs et me contenter toujours d’une place d’honneur, sans pouvoir décrocher la première.
Jusque-là, l’esprit d’équipe était correct, et loyal. Je pouvais à la rigueur me plaindre intérieurement de l’âpreté avec laquelle était réglée la lutte, y voir une méchanceté exagérée, mais c’était un droit absolu. Je n’avais qu’à être groupé, moi aussi. Ma seule malchance avait été de perdre tous mes équipiers, à l’exception de Deman, qui parfois put m’aider utilement et qui est un excellent routier.
Mais là où mes rivaux abusèrent du droit qui leur était alloué, c’est lorsqu’ils essayèrent de me faire tomber, soit en me tassant dans les fossés, soit en me coupant dans ma ligne, manœuvres indignes de routiers qui se croient vos égaux et qui, à leur valeur, ajoutent l’avantage du nombre. Quand on est huit contre un, il est peu chevaleresque d’employer de semblables moyens, surtout vis-à-vis d’un homme qui, comme moi, depuis treize ans qu’il court, n’a jamais accompli la moindre déloyauté, le plus petit acte répréhensible vis-à-vis de ses ennemis, même les plus acharnés. Chaque fois que j’ai triomphé, c’était grâce à ma qualité. J’aurais eu honte d’employer les moyens dont certains m’ont abreuvé. Lorsque des pénalités absolument justes eurent été prises à l’égard de quelques-uns de mes adversaires, l’esprit d’équipe se traduisit alors de la manière la plus inattendue : injures ordurières, menaces de toutes sortes — même de mort — me furent adressées. Puisque je ne pouvais être battu physiquement, on essayait de s’attaquer au moral.
Je connais de longue date le manager de mes rivaux, A. Baugé, j’ai toujours pu apprécier la loyauté et l’esprit sportif des dirigeants de la maison Peugeot, et je suis certain qu’ils auraient été les premiers à défendre à leurs hommes d’employer de semblables procédés, s’ils les avaient connus. Et je tiens à déclarer hautement que je ne me suis plaint qu’une seule fois au cours de l’épreuve, et devant le coupable, alors que certains déclaraient que je les avais dénoncés. Je tiens à leur faire remarquer que je n’ai jamais réclamé contre un homme sans avoir prévenu celui-ci. Dans tous les cas, si l’un de mes adversaires ne voulait pas être mis hors de course, il aurait été plus simple pour lui de ne pas se précipiter dans ma roue à la sortie d’un virage.
L’esprit d’équipe me semble donc excellent en principe, mais à la condition que le règlement édicte des peines très sévères et immédiatement applicables en cas d’infractions de la part des coureurs. Je suis certain que toutes les maisons tomberont d’accord sur ce principe, car ce qui m’est arrivé cette année, ainsi qu’à Spiessens, par exemple, aurait tout aussi bien pu advenir à l’un de ceux qui se sentaient en nombre et me le faisaient trop voir. Mais je puis certifier que je tiens trop à un succès sans tache pour que, si je m’étais trouvé dans le cas de certains, j’aie été le premier à me plaindre des agissements de mes équipiers s’ils avaient été répréhensibles. Une victoire n’est belle que lorsqu’elle prouve une supériorité incontestable, morale et physique, sans quoi elle vous laisse un remords plus cruel qu’une injuste défaite.
Le Tour à l’envers est plus dur
Henri Desgrange, directeur de l’Auto et organisateur de l’épreuve, avait décidé de faire disputer le Tour de France à l’envers cette année pour le rendre plus difficile. Il avait parfaitement réussi. Les longues étapes du début vinrent à bout de tous ceux qui n’étaient pas spécialement entraînés ou trop entraînés et établirent une sélection vraiment prodigieuse. Ce qui le prouve c’est qu’à partir des Alpes, ou plutôt de la moitié du parcours, le déchet fut extrêmement minime. Ceux qui arrivèrent au pied des Pyrénées avaient toutes chances de rentrer à Paris s’ils n’étaient pas victimes d’accidents. Les longs trajets de plat sont donc plus cruels que les cols les plus escarpés et les plus durs. La quatrième étape, Brest-La Rochelle mesurait 470 kilomètres ! Et très justement, il avait été décidé de la faire sans roue libre. Ce règlement sembla sur le moment donner tort aux organisateurs, car l’arrivée se fit en peloton compact, mais que d’abandons, que de défaillances après. L’étape qui me sembla la plus facile fut celle du Havre à Cherbourg. Quant à celle qui fut la plus dure, à mon avis tout au moins, ce fut Bayonne-Luchon. Enfin, celle qui me fit le plus de plaisir fut celle de Perpignan à Aix-en-Provence. Car en effet, à Aix, j’allais avoir la joie de retrouver ma mère que je n’avais pas vue depuis mon départ de la République argentine, et ma femme, accompagnées de mon plus jeune frère que je ne connaissais pas.
Le Belge Thys a remporté la victoire, mais à mon avis il n’était pas le meilleur homme. Il avait un avantage incontestable : il était merveilleusement bien soigné. Il suivait le train, faisait preuve de courage et de valeur, ne se dépensait pas en efforts inutiles, mais n’avait pas la qualité de Buysse. Oui, le meilleur de beaucoup était celui-ci, vis-à-vis duquel je ne puis être taxé de partialité. C’est un champion, mais il lui manque pas mal de choses pour être le Champion. Il a de bonnes jambes, monte les côtes avec une puissance rare, mais n’a pas de tête. Il pousse tout le temps sans regarder, sans étudier. Peu lui importe, ce qu’il veut c’est « en mettre ». Il ne fera pas de calculs, lui. Cet homme-là, avec un cerveau, serait impossible à battre. Toujours la fameuse théorie de M. Desgrange : « La tête et les jambes. » J’ai la prétention d’avoir les deux et c’est pourquoi je suis d’autant plus désespéré d’être allé au Parc des Princes dimanche dernier en partant de mon domicile et non pas de Dunkerque.
Lucien Petit-Breton