Le potentiel disruptif de l’antisémitisme
Publié en mai 2024. Par Books.
« Mon seul crime c’est d’être juif », disait Alfred Dreyfus. Exact, confirme l’historien américain Maurice Samuels, mais sommaire. « L’Affaire » est en effet un prisme qui réfracte les très diverses composantes de l’antisémitisme français – et tous ses paradoxes. À commencer par celui-ci : c’est en France que se déclenche en 1894 cette formidable éruption, alors que les juifs y étaient émancipés depuis bien plus longtemps qu’ailleurs en Europe, et qu’ils n’y représentaient qu’une toute petite minorité (2/1000) par ailleurs remarquablement « intégrée ». Même chez les militaires, l’antisémitisme ne faisait pas florès – sauf dans l’état-major général.
Hélas, lorsqu’en 1894 on a découvert un bordereau témoignant d’une trahison au plus haut niveau de l’armée, c’est le capitaine Alfred Dreyfus qui a fait aussitôt figure de coupable idéal. Polytechnicien et tête de classe à l’école de guerre, il avait dû batailler ferme pour rejoindre cet état-major général auquel son classement le destinait de droit, et il n’y était pas bien vu. D’autant moins qu’il était aussi alsacien (avec de la famille restée sur place, donc allemande), hautain, germanophone, intello et moderniste, avec des revenus personnels qui représentaient vingt fois le salaire de ses collègues officiers supérieurs. On connaît la suite…
La France entière s’est alors divisée en deux, selon des clivages plus complexes que celui entre philo et antisémites, « la France libérale, démocrate, laïque, cosmopolite et urbaine se retrouvant dressée contre la France cocardière, provinciale, catholique, anti-républicaine et xénophobe », résume Ian Buruma dans The Spectator. Puis, tandis que Dreyfus dépérissait sur l’île du Diable et que l’armée s’enferrait dans ses mensonges et ses machinations, les lignes ont bougé et les positions se sont radicalisées. Les juifs, qui ne s’étaient pas initialement solidarisés avec le « traître Dreyfus » (à la grande indignation d’Hannah Arendt), ont fini par rallier le camp dreyfusard, tandis que les socialistes se sont subdivisés : pour Jules Guesde, « l’Affaire » n’était qu’une querelle de capitalistes, tandis que pour Jaurès la cause de Dreyfus était celle de l’humanité opprimée. Blum puis Zola – lequel était plutôt porté vers l’antisémitisme (voir son roman L’Argent !) – se sont rangés du côté universaliste et légaliste, tandis que Barrès et autres voulaient protéger la nation encore sous le coup de l’humiliation de 1870. Le clivage traversera même le groupe des impressionnistes, Monet se retrouvant plutôt isolé du côté des dreyfusards. Le potentiel disruptif de l’Affaire se propagera à travers le temps (Vichy) et l’espace. La dégradation de Dreyfus, que Theodor Herzl avait couverte comme journaliste, n’a-t-elle pas galvanisé le sionisme ?