Le Madrid d’Andrés Trapiello
Publié en décembre 2024. Par Michel André.
« Madrid est comme une grande bibliothèque, chaque rue est comme une étagère, chaque maison comme un livre et chaque livre contient une série d’histoires. » Le romancier Andrés Trapiello nous fait partager son amour de la capitale espagnole.
« Le jour où j’ai décidé de venir à Madrid, écrit Andrés Trapiello, fut le plus important de ma vie. » Né en 1953 dans un village de la province de León, l’écrivain a quitté la maison familiale à l’âge de 17 ans en raison d’un différend avec son père. Gagnant de quoi se nourrir en vendant des encyclopédies dans les rues tout en fréquentant les milieux anarchistes, il vécut dans un premier temps quelques mois seulement dans la capitale espagnole. Inscrit à l’Université de Valladolid, il y entama des études de philologie qu’il n’acheva jamais, tout en militant au sein d’un parti communiste dissident d’où il fut expulsé pour « révisionnisme » et usage de stupéfiants. Il commença en même temps à publier dans la presse. En 1975, il s’établissait définitivement à Madrid, qu’il ne quittera plus.
Madrid a longtemps suscité moins de fascination que Paris, Rome, Londres et Berlin, voire Prague ou Lisbonne. Associée à la « légende noire » de l’Empire espagnol, puis au régime autoritaire du général Franco, la ville était essentiellement perçue comme simplement la capitale administrative du pays. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Madrid fait l’objet d’un intérêt international de plus en plus prononcé. Des livres lui sont consacrés. En anglais, par exemple, une « biographie » de la ville par l’Australien Luke Stegemann vient de paraître. Les Espagnols éprouvent eux-mêmes de longue date des sentiments ambivalents à l’égard de leur capitale. Mais la ville a toujours attiré les écrivains et la littérature en espagnol sur Madrid est abondante. C’est dans son prolongement qu’Andrés Trapiello a écrit son essai très personnel sur la ville.
Le fil conducteur de l’ouvrage est fourni par plus de 40 ans de souvenirs : différents épisodes de sa vie et les endroits de Madrid qu’il apprécie particulièrement. Le parc du Retiro, par exemple, au cœur de la ville : « J’ai parcouru le Retiro à toute heure, n’importe quel jour et en toute saison. C’est comme mon bureau depuis des années et pourtant je me perds encore dans certains de ses chemins. J’ai particulièrement aimé les matins d’hiver et les matins de printemps, les couchers de soleil d’automne et les midis d’été. » Ou la célèbre Grand Via, « qui ne fut jamais complètement moderne et ne sera jamais totalement ancienne », quasiment inchangée depuis qu’elle a été tracée il y a un siècle et qu’orne le bâtiment Capitol, emblématique échantillon d’architecture rationaliste en forme d’étrave de navire. Le Rastro, aussi, quartier populaire pauvre et sans charme, célèbre pour son marché aux puces, auquel Trapiello, qui lui a consacré un livre, est spécialement attaché. Le récit progresse en spirale au fil des souvenirs. Celui de sa vie à l’époque de la « Movida », notamment, le mouvement culturel qui a accompagné les premières années de la transition à la démocratie. Les anecdotes et les aperçus s’enchaînent dans une logique de flânerie d’esprit littéraire. « Madrid est comme une grande bibliothèque, écrit-il, chaque rue est comme une étagère, chaque maison comme un livre et chaque livre contient une série d’histoires. »
Il est naturellement question de la guerre civile, un sujet qu’il connaît très bien pour avoir écrit un livre sur l’attitude des écrivains de tous bords durant le conflit. Madrid fut un foyer de résistance des forces républicaines face aux troupes nationalistes. Trapiello défend une position nuancée, dénonçant avec la même vigueur les brutalités et les exactions dont se sont rendus coupables les deux camps, pour conclure : « La mort de Franco a libéré ce pays de la dictature, mais elle a surtout libéré quelques-uns d’entre nous du militantisme anti-franquiste [...]. Et peut-être a-t-il été compris à Madrid, mieux et plus tôt que dans d’autres villes […], que pour avancer, il ne fallait pas trop regarder en arrière, que l’oubli est aussi nécessaire que la mémoire, et qu’un excès de mémoire nuit à la vie. »
Une figure domine le livre : celle de Benito Pérez Galdós, que Trapiello considère comme le plus grand prosateur espagnol après Cervantes. Beaucoup des romans de celui-ci, à commencer par son chef-d’œuvre, Fortunata et Jacinta, se déroulent à Madrid, souvent dans les quartiers populaires qu’il aimait fréquenter. C’est aussi le cas de plusieurs des développements historiques racontés dans la série des « Épisodes nationaux ». « L’amour de Galdós pour Madrid, affirme Trapiello, n’est pas, comme le pensent beaucoup de Madrilènes, l’amour de la ville, mais l’amour des créatures qui y vivent. [Madrid est] le décor qui lui sert à montrer à ses lecteurs leurs luttes et leurs passions. [...] Et parmi ces créatures, surtout les femmes. Le principal intérêt de Galdós […] ce sont les femmes. [Et] le thème central de sa littérature, c’est l’amour, surtout, chez ses personnages féminins. »
Hommage est rendu à d’autres écrivains dont l’œuvre aide à comprendre Madrid ou qui l’ont célébrée. Mariano José de Larra, fameux journaliste, chroniqueur et satiriste de la première moitié du XIXe siècle, ainsi que deux écrivains de la première moitié du XXe : Juan Ramón Jiménez et Ramón Gómez de la Serna, auteur, notamment, de Elucidario de Madrid et Nostalgias de Madrid, mort à Buenos Aires où il s’était exilé lorsque la guerre civile a éclaté.
Trapiello met en lumière la place de la ville dans les tableaux de Goya et exalte l’œuvre d’inspiration expressionniste de José Gutiérrez Solana, peintre des milieux populaires de Madrid : processions religieuses, figures de carnaval, musiciens ambulants, ouvriers, souteneurs et prostituées. Il évoque les photographes de Madrid, par exemple le Catalan Francesc Catàla-Roca, la passion des Madrilènes pour la corrida (« Rien de plus clairement madrilène que la corrida ») et cette forme particulière de suffisance, d’arrogance ou d’insolence qu’on leur prête non sans raison, qu’on appelle « chulería ». Donnant libre cours à son goût pour les listes, il livre, en accord avec l’esprit autobiographique de son livre, celle des centaines de personnes qu’il a connues à Madrid et énumère des dizaines d’expressions idiomatiques ou de vocables typiques de la capitale. Il n’oublie pas de parler de la transparence de l’air, qui, avec le ciel bleu presque en permanence, fait le charme de cette ville située sur un plateau à 600 mètres d’altitude, caractérisée par un temps continental, froid et sec en hiver, très chaud en été et le plus souvent ensoleillé.
Comme toutes les grandes villes européennes, Madrid n’a cessé de changer de visage au cours des siècles. À part celles qui ont été complètement ravagées par la guerre, comme Berlin ou Varsovie, peu ont connu d’aussi profondes transformations. À plusieurs reprises dans son histoire, des quartiers entiers ont disparu et ont été rebâtis. Les grands travaux qui ont accompagné la période de modernisation accélérée qui a débuté sous le régime franquiste n’étaient que les derniers d’une longue série. Du Madrid du Siècle d’Or, il reste de majestueux monuments et bâtiments, mais à part quelques vestiges, presque rien ne subsiste du Madrid médiéval et, avant cela, arabe. Ce n’est pas le cas à Séville, Tolède ou Saragosse, qui auraient pu devenir la capitale de l’Espagne au moment où Philippe II, pour des raisons jamais complètement élucidées, a décidé de fixer la cour royale itinérante dans ce qui n’était alors qu’une petite ville commerçante. D’être devenue le siège du pouvoir a scellé, pour le meilleur et pour le pire, le destin d’une ville qui, rappelle Trapiello à la suite de l’historien Santos Juliá, « voulut être, avec les Autrichiens et les Bourbons, la capitale de la monarchie ; avec les libéraux du XIXe siècle, la capitale de la nation ; en 1931 la capitale de la République ; en 1939, avec Franco, la capitale de l’Espagne, et depuis 1978 la capitale de l’État ».
Ces métamorphoses successives, il ne les déplore pas vraiment, à une exception près : « La plus grande perte dont a souffert Madrid, ce n’est pas celle de sa tranquillité, ni d’une bonne partie de son patrimoine architectural, ni de ses fêtes et traditions populaires [...]. Ce qui a frappé Madrid comme d’un coup de poignard dans le dos, c’est la perte de ses faubourgs, de ses banlieues, de ses quartiers périphériques. » Dans l’ensemble, il ne semble cependant pas éprouver de tristesse à l’idée de l’effacement d’un Madrid qui serait authentique : « Quel est le Madrid original ? L’arabe ? Celui des Autrichiens, le néo-classique, le romantique, le moderne ? […] Le Madrid original est celui de chaque instant. »
Trapiello est moins attaché aux lieux et aux bâtiments qu’aux vies qui s’y déroulent. Sa vision de la ville est celle d’un romancier. Quand, aux yeux de Luke Stegemann, le Madrid de Galdós a irrémédiablement disparu, pour lui, ce Madrid-là existe toujours, comme il existait d’ailleurs déjà avant Galdós. Ce qu’a saisi Galdós, soutient-il, c’est une réalité – des situations, des comportements, des types humains – et un esprit proprement madrilènes qui traversent les siècles. La laideur de Madrid par endroits, « [qui] fait partie de sa beauté » dit-il songeant sans doute à celle des quartiers où se passaient les histoires de Galdós, ne le gêne pas : « Nous aimons notre ville pour ce qu’elle conserve de notre enfance et de notre jeunesse, si laide que soit cette ville, parce que l’enfance et la jeunesse mettent au second plan ce que nous appelons la beauté. » Le livre est richement illustré de plusieurs centaines d’images : photos, souvent du début ou du milieu du siècle dernier (scènes de rue, panoramas, portraits), gravures anciennes, tableaux, affiches de théâtre et de cinéma et, last but not least compte tenu de la place qu’y occupe la littérature, couvertures de livres.