Le hasard et la sagacité
Publié en juillet 2014. Par Michel André.
Il est commun d’affirmer que beaucoup de découvertes, d’inventions et d’innovations sont la conséquence d’heureux accidents. Pour évoquer ce phénomène, recours est souvent fait à un mot étrange, vocable d’allure savante devenu très populaire, qui connaît depuis quelques années une fortune étonnante : « sérendipité ». Souligner le rôle de la sérendipité dans les découvertes scientifiques, relève justement Philip Ball dans son ouvrage Curiosity, est devenu un cliché. S’il est à la mode aujourd’hui, le mot « sérendipité » n’est cependant pas une création récente. Dans le livre auquel il sert de titre, Sylvie Catellin raconte en détail les multiples péripéties de son histoire. Très bien documenté, son récit met brillamment en lumière l’évolution qui a conduit à placer la notion de sérendipité au cœur de l’explication de la réussite scientifique et technique. Spécialiste de la communication scientifique, Sylvie Catellin s’intéresse de longue date à cette idée de sérendipité. Ses observations érudites jettent un éclairage intéressant sur la question de la découverte en science. Et ses analyses stimulantes incitent à prolonger sa réflexion.
Un amusant dilettante
« Sérendipité » (« serendipity » dans la langue originale ») est un néologisme forgé par l’homme de lettres anglais du XVIIIème siècle Horace Walpole. Inventeur, avec Le Château d’Otrante, du genre littéraire appelé « roman gothique », Walpole était aussi critique d’art, esthète, historien, politicien et un épistolier prolifique comptant parmi ses correspondants Voltaire et Madame du Deffand. Tout en le considérant comme un amusant dilettante, ses illustres contemporains reconnaissaient volontiers sa virtuosité dans le traitement des sujets légers et superficiels. Edward Gibbon en parlait, dit-on, comme d’un « ingénieux fantaisiste » et Samuel Johnson a dit de lui qu’il avait l’art de « rassembler un tas d’anecdotes curieuses et de les raconter de manière élégante ». Dans un long et sévère portrait du personnage rédigé à l’occasion d’une recension d’un nouveau volume de ses lettres « pleines de grâce et de gaieté », William Hazlitt affirmait de Walpole, qu’il appelait « le prince des cancans » : « Il a empilé des bagatelles à une hauteur colossale et édifié une pyramide de riens “merveilleux à voir”. »
Maniéré et précieux, Walpole aimait inventer des mots, activité à laquelle il se livrait avec un talent salué même par ceux qui ne l’appréciaient pas. « Il fabriquait de nouveaux mots » dira de lui plus tard l’historien Thomas Macaulay, « déformait le sens de mots anciens et tournait des phrases qui faisaient écarquiller des yeux aux grammairiens […] non seulement avec facilité mais en donnant l’impression de ne pouvoir s’en empêcher ». Le terme « sérendipité » apparaît dans une de ses lettres à un lointain cousin, Horace Mann, diplomate en poste à la cour de Florence, avec lequel, après avoir séjourné chez lui durant douze mois lors de l’étape italienne de son « Grand Tour », il échangea une correspondance nourrie durant quarante-six ans sans que les deux hommes se revoient jamais.
Pour qualifier les circonstances dans lesquelles il avait réalisé une découverte « cruciale » au sujet du blason d’une famille vénitienne, Walpole décrit celle-ci à son correspondant comme un cas de trouvaille par « sérendipité ». En laissant entendre qu’il a inventé ce mot, il indique qu’il est formé à partir du titre d’un conte ancien intitulé Les trois princes de Serendip (ancien nom de l’île aujourd’hui connue sous le nom de Sri Lanka après s’être longtemps appelée Ceylan), dans lequel, affirme-t-il, les trois princes qui donnent son titre à l’histoire, au cours de leurs voyages, découvrent « par hasard et sagacité » des choses qu’ils ne cherchaient pas, par exemple « qu’une mule borgne de l’œil droit était passée récemment sur le même chemin [qu’eux] parce que l’herbe avait été broutée uniquement sur le côté gauche, alors qu’elle y était moins bonne qu’à droite ». À titre d’exemple d’une telle « sagacité accidentelle », Walpole cite aussi celui de la découverte, par Lord Shaftesbury, lors d’un dîner, que le Duc d’York était marié avec Mrs Hyde « à cause du respect avec lequel la mère de celle-ci le traitait à table ».
Trois princes
Le conte auquel Walpole fait référence, qu’il avait lu en français dans sa jeunesse et dont il n’évoque ici que le premier épisode, de manière d’ailleurs déformée (dans l’histoire originale, l’animal n’est pas une mule mais un chameau), est tiré d’un ouvrage publié en 1719 par le Chevalier de Mailly, prétendument traduit du persan mais qui est en réalité la traduction libre d’un recueil de contes orientaux par un auteur italien du siècle précédent. Longtemps, on a cru que ce dernier était le véritable auteur de ces histoires. Il a toutefois pu être établi qu’il s’est basé sur d’authentiques contes d’origine indo-persanes, qu’on retrouve dans de nombreuses traditions. En quelques pages étourdissantes d’érudition, Sylvie Catellin retrace l’histoire du « motif fictionnel » au cœur du conte des trois princes, qu’on retrouve sous diverses variantes « chez les Hébreux, les Arabes, les Indiens, les Turcs, les Kirghizes, les Hongrois, les Bosniaques, et même chez les Danois ».
Dans la version que Walpole a eu l’occasion de lire (mais pas dans toutes), l’histoire des trois princes comprend deux épisodes. Dans le premier, à la stupéfaction d’un chamelier rencontré sur le chemin, qui leur affirme avoir égaré un de ses animaux, ils font de ce dernier, qu’ils n’ont jamais vu, une description si précise (il est borgne et boiteux, il a perdu une dent, il porte sur son dos du beurre d’un côté et du miel de l’autre et est monté par une femme enceinte) que l’homme en conclut que les voyageurs ont volé la bête. Conduits devant l’empereur de la région, ils sont arrêtés et emprisonnés. Par bonheur, le chameau est retrouvé, et les princes ont l’occasion d’expliquer comment, en déchiffrant une série de traces et d’indices qu’il a laissés sur son passage (de l’herbe à moitié mâchée, des fourmis d’un côté de la route et des mouches de l’autre), ils ont pu dresser un portrait de l’animal. Dans le second épisode, au cours d’un repas chez l’empereur, les trois princes font des observations censément judicieuses (mais à nos yeux fantaisistes) sur l’origine des mets, et d’autres réellement perspicaces sur le caractère des convives et leurs rapports.
« À y regarder de près », fait justement remarquer Sylvie Catellin, « les découvertes des princes ne correspondent pas vraiment à la sérendipité telle que Walpole la définit ». Le fait a été relevé par la plupart de ceux qui se sont penchés sur ce passage de sa correspondance, par exemple le chimiste Jean Jacques dans L’imprévu ou la science des objets trouvés : « Cette histoire […] illustre assez mal la faculté de faire par hasard des découvertes heureuses et inattendues. Elle se situe bien plus [ses protagonistes] dans une lignée qui conduit à Sherlock Holmes et Hercule Poirot […]. Où le hasard intervient-il dans les épisodes où [ils trouvent] l’occasion de révéler leurs talents d’observateurs et leur pouvoir de déduction ? » On peut en effet légitimement se poser la question. À l’évidence, dans la présentation que fait Walpole de l’épisode qu’il rapporte, l’idée du hasard n’est là que parce qu’il l’a lui-même introduite. Pour quelle raison ? Défenseur de l’imagination face au rationalisme de la philosophie des Lumières, Walpole, suggère Sylvie Catellin, voit dans le hasard un facteur favorable au développement de la « liberté imaginative » nécessaire à la production d’idées nouvelles. Une chose est sûre, ce qu’illustre avant tout le conte des trois princes est l’étonnante clairvoyance dont se montrent capables ceux qui mobilisent les ressources de leur sagacité sous la forme d’un type particulier de raisonnement, celui que nous associons précisément aujourd’hui aux deux célèbres figures de détectives imaginaires créées par Conan Doyle et Agatha Christie.
Que l’idée au cœur du conte soit celle-là, rien ne le montre mieux que la variante de l’histoire devenue la plus célèbre, celle que propose Voltaire dans son conte Zadig ou la Destinée. Témoignant d’un sens dramatique supérieur à celui des auteurs anonymes du conte, Voltaire resserre l’intrigue, étalée sur plusieurs jours dans la version originale, en une seule journée, et condense les personnages des trois princes en une figure unique, celle du héros Zadig. Pour mieux illustrer la perspicacité dont ce dernier fait montre, il lui donne l’occasion d’exercer ses talents à propos de deux animaux plutôt qu’un seul, successivement un chien et un cheval. La distillation de l’histoire à laquelle il se livre met ainsi en relief la leçon dont elle lui semble porteuse et qu’il veut communiquer : celle des pouvoirs quasiment miraculeux de la raison lorsque l’intelligence s’applique scientifiquement à analyser et interpréter les éléments d’information que nous offre le monde matériel.
Le raisonnement policier et médical
C’est presqu’un lieu commun d’affirmer que ce type de raisonnement fondé sur l’interprétation des signes et des indices est par excellence le raisonnement policier et médical. Entre l’enquête médicale, qui se base sur l’analyse des symptômes, et l’investigation criminelle, qui s’appuie sur l’étude des indices, souligne-t-on souvent, il existe une incontestable parenté. Fréquemment employée à des fins dramatiques dans les ouvrages de haute vulgarisation médicale racontant des histoires de cas, par exemple ceux de Sherwin Nuland, où l’on traque la maladie comme un suspect, cette parenté est aussi exploitée, avec une exagération qui conduit à de franches invraisemblances, dans des séries télévisées comme Docteur House ou Medical Investigation.
Réciproquement, l’affinité entre le travail du médecin et celui du détective est évoquée ou illustrée dans beaucoup de romans policiers. Conan Doyle avait étudié et exercé la médecine. S’il hérite certains traits du détective amateur Auguste Dupin dans les contes d’Edgar Poe, esprit à la fois implacablement logique et imaginatif, et d’autres de l’agent Lecoq (lui-même basé sur la figure réelle de François Vidocq, chef de la sûreté parisienne) dans les romans d’Émile Gaboriau, le personnage de Sherlock Holmes a surtout été inspiré à Doyle par un de ses professeurs de médecine, le Docteur Joseph Bell, réputé pour son exceptionnelle aptitude à établir des diagnostics, mais aussi sa stupéfiante capacité à identifier le métier ou des traits de la personnalité de ses patients en observant leur apparence et leur comportement. Dans son ouvrage La Méthode de Sherlock Holmes. De la clinique à la critique, Dominique Meyer-Bolzinger montre comment les personnages d’Hercule Poirot et de Jules Maigret, bien que conçus par Agatha Christie et Georges Simenon (qui avait la passion de la médecine et lisait régulièrement The Lancet), en opposition délibérée avec Holmes, retiennent l’un et l’autre, chacun dans son style particulier, quelque chose du « regard clinique » de l’occupant du 221 B Baker Street.
Cette parenté entre le regard médical et le regard policier, il faut le reconnaître, est davantage prononcée dans les œuvres de fiction qu’elle ne l’est dans la réalité. On peut d’ailleurs s’interroger sur le degré auquel policiers et médecins recourent à ce type de raisonnement basé sur l’observation et l’interprétation intuitive des signes et des indices. Ils n’y font en tous cas pas appel de manière exclusive. Pour établir leur diagnostic, les médecins s’appuient de plus en plus sur les résultats de mesures quantitatives et d’examens objectifs. C’est aussi le cas des enquêteurs criminels. Pionnier de la criminalistique, fondateur du premier laboratoire de police scientifique, auteur du fameux « principe d’échange » qui porte son nom, selon lequel, parce que le contact entre deux corps se traduit toujours par un transfert de matière entre l’un à l’autre, un criminel laisse toujours derrière lui des traces de son crime et emporte avec lui des traces du lieu où il l’a commis, Edmond Locart se réclamait de Sherlock Holmes, dont il recommandait aux inspecteurs de police de lire les histoires. Mais ce qu’il retenait de son précurseur imaginaire, c’était essentiellement l’idée d’une étude méthodique, systématique et rigoureuse, en un mot « scientifique », des indices matériels. De l’avis général, un policier qui ne s’appuierait que sur le type de « déductions logiques » que nous associons au nom de Sherlock Holmes ne résoudrait pas beaucoup d’affaires criminelles.
Les « déductions » de Sherlock Holmes
Du fameux « bizarre incident » négatif au sujet du chien la nuit dans l’histoire Flamme d’argent, par exemple, à savoir qu’il n’avait pas aboyé, Holmes concluait qu’il connaissait la personne qui l’avait approché. Mais ainsi que le dit un criminologue interrogé pour les besoins d’un compte rendu de l’ouvrage de Maria Konnikova Mastermind. How To Think Like Sherlock Holmes, le chien aurait très bien pu ne pas aboyer, même en présence d’un étranger, pour des tas d’autres raisons : parce qu’il aurait été amadoué par de la nourriture, ou drogué. Il aurait également pu aboyer sans que personne ne l’entende. Le raisonnement de Sherlock Holmes est correct parce que Conan Doyle a au départ exclu ces possibilités. Et il est clair que cette manière de réfléchir ne peut se révéler fructueuse à tous les coups que dans un univers de fiction dont le créateur maîtrise tous les paramètres. Le très célèbre passage de l’aventure L’Escarboucle bleue auquel Sylvie Catellin fait référence, dans lequel Holmes infère de l’observation attentive d’un chapeau toute une série de caractéristiques de son propriétaire (c’est un homme d’âge moyen aux cheveux grisonnants qui mène une vie sédentaire, autrefois dans une situation aisée mais qui a récemment connu des revers de fortune, très intelligent mais s’adonnant probablement à la boisson et que sa femme n’aime plus, etc), est un incontestable morceau de bravoure littéraire. Mais il est aussi d’un extrême irréalisme.
Les « déductions » de Sherlock Holmes, on le sait, n’ont de déductions que le nom, le raisonnement qu’il pratique à la suite de Zadig et des princes cinghalais relevant d’une autre catégorie : celle de l’abduction. Le concept et le terme d’abduction ont été proposés par le logicien, sémioticien et philosophe américain Charles Sanders Peirce, fondateur, avec le psychologue William James, du courant pragmatique, pour désigner un type particulier d’inférence, dans son esprit complémentaire des formes canoniques d’inférence que sont la déduction et l’induction. Dans la déduction, on tire les conséquences certaines d’une règle, sous la forme de son application à un cas particulier ou d’une autre règle. Dans l’induction, on infère, sous réserve de vérification, l’existence d’une règle à partir de l’observation d’un nombre important de faits. L’abduction consiste à formuler une hypothèse permettant de rendre compte d’un fait en établissant sa cause probable. Dans l’esprit de Peirce, l’abduction ne se situe pas sur le même plan que les deux autres formes d’inférence. Elle intervient au premier stade de l’élaboration des théories, celui où l’on imagine des hypothèses au sujet des causes des faits, qui précède celui où l’on formule des lois qui rendent raison de ceux-ci.
La méthode de Zadig
Le fonctionnement du mécanisme de l’abduction au cœur du type de raisonnement utilisé par Zadig et Sherlock Holmes a fait l’objet d’un intérêt particulier de la part du sémiologue Umberto Eco. Au début de son roman Le Nom de La Rose, Eco fait accomplir à son personnage principal, un moine-détective appelé, en un ostensible clin d’œil à l’une des plus célèbres histoires de Conan Doyle, Guillaume de Baskerville, un exploit intellectuel calqué sur ceux des princes de Sérendip et du héros de Voltaire. Dans un ouvrage collectif qu’il a codirigé, intitulé en une autre référence-clin d’œil aux aventures de Sherlock Holmes, The Sign of Three, le sémiologue s’applique à distinguer plusieurs catégories d’abductions. Dans le même livre, l’historien italien Carlo Ginzburg développe trois idées à son propos. La première est que l’abduction, raisonnement hypothétique à partir de l’observation des traces, signes et indices, est la forme la plus ancienne de raisonnement, celle du chasseur primitif à la poursuite de sa proie ; la deuxième, que cette manière de réfléchir, adaptée à l’étude des phénomènes qualitatifs et individuels, se distingue substantiellement de l’approche formelle et mathématique développée à la suite de Galilée pour étudier dans leur généralité et d’un point de vue quantitatif les phénomènes physiques ; la dernière, que cette approche, qui a des racines très anciennes et caractérise traditionnellement des disciplines comme l’histoire, la philologie ou la médecine, sous-tend aussi les enquêtes des historiens d’art dans leurs efforts pour déterminer l’authenticité des œuvres, des inspecteurs de police pour identifier les criminels, et des psychanalystes pour déterminer l’origine des névroses dont souffrent leurs patients.
Le biologiste Thomas Huxley, ami de Darwin et fervent prosélyte de la théorie de l’évolution, appelait cette forme de raisonnement la « méthode de Zadig ». Huxley avait été frappé par les travaux du paléontologue Georges Cuvier et la manière dont celui-ci reconstituait la forme complète d’animaux disparus à partir de fragments d’os ou de dents. Dans son esprit, la méthode en question s’appliquait naturellement dans les disciplines dans lesquelles, les possibilités de faire des expériences étant inexistantes ou très limitées, la lumière ne peut venir que d’exercices de « prophétie rétrospective » consistant à reconstruire par l’imagination des événements passés : à côté de la paléontologie, c’est l’ensemble des disciplines historiques comme l’archéologie ou la géologie qui, selon lui, étaient concernées. On peut de fait légitimement s’interroger sur l’étendue du champ dans lequel cette forme particulière de réflexion peut conduire à des découvertes. Elle est incontestablement davantage appropriée dans certains domaines.
Jusqu’ici il n’a été question que d’une composante de la sérendipité, la sagacité. Qu’en-est-il de sa seconde composante, l’idée d’accident heureux, ce hasard que Walpole affirmait indûment voir à l’œuvre dans l’histoire des trois princes ? Comment cette seconde idée s’est-elle retrouvée au centre de la définition de la sérendipité au point de réduire quasiment celle-ci à cet aspect dans l’usage commun du mot ? Et comment le terme et le concept de sérendipité en sont-ils arrivés à occuper la place qu’ils ont aujourd’hui dans la réflexion sur la science ? Dans le plus long et riche chapitre de son livre, dont il constitue le cœur et la partie la plus captivante, Sylvie Catellin fait le récit de cette histoire, qui recoupe largement celle de la question du rôle du hasard dans la découverte scientifique. Pour ce faire, elle s’appuie notamment sur l’ouvrage du sociologue américain Robert K. Merton et de l’historienne Elinor Barber, The Travels and Adventures of Serendipity, livre dense, touffu mais extraordinairement riche dont la lecture a visiblement abondamment nourri sa réflexion.
Inventeur de mots
Lui-même grand inventeur de mots et de concepts (il a notamment fourni à la sociologie ceux de « prophétie auto-réalisatrice », « rôle-modèle », « conséquences non voulues », « groupes de références » et « effet Matthieu »), pionnier de la sociologie des sciences, Merton ne pouvait qu’être fasciné par la notion de sérendipité. Tout en l’introduisant et l’utilisant lui-même en sociologie, il a entrepris de raconter son histoire longue et complexe. Pour des raisons jamais vraiment clarifiées, The Travels and Adventures of Serendipity a dormi dans un tiroir durant plusieurs dizaines d’années. Originellement publié en traduction italienne bien après avoir été rédigé, il n’est paru en langue anglaise qu’après la mort des deux auteurs. De cet ouvrage, on a justement dit qu’il avait été pour Merton une espèce de « répétition en costumes » de On the Shoulders of Giants, un livre d’histoire des idées à moitié parodique dans lequel, dans un style décousu et bondissant explicitement inspiré de celui de Lawrence Sterne dans Tristram Shandy, il retraçait l’origine et narrait les aventures de la phrase « Si j’ai vu plus loin, c’est en me juchant sur les épaules de géants », souvent attribuée à Newton mais empruntée par ce dernier, par l’intermédiaire de Robert Burton, au philosophe médiéval Bernard de Chartes, qui s’était sans doute lui-même inspiré d’un auteur de l’Antiquité.
Dans le même esprit, Merton, dans The Travels and Adventures of Serendipity, reconstitue l’histoire sinueuse du mot et du concept de sérendipité de Walpole à aujourd’hui. Dans une longue postface qui constitue à certains égards la partie la plus intéressante du livre, il commence par faire le récit des circonstances dans lesquelles il a découvert l’existence du mot de sérendipité, qu’il qualifie d’« auto-exemplaires » en ce sens que la rencontre s’est effectuée alors qu’il était à la recherche d’autre chose (beaucoup de ceux qui s’expriment au sujet de la sérendipité font une déclaration semblable). Il livre ensuite une série de réflexion sur la diffusion du mot et les variations de sa définition dans les dictionnaires et le rôle que peut et doit jouer cette notion en sociologie et en histoire des sciences.
Un élément clé de l’histoire racontée par Merton et, à sa suite, Sylvie Catellin, est le passage du mot sérendipité de l’univers de la littérature et de l’érudition à celui de la science et de la réflexion sur la science. « Durant plus de cinquante ans » souligne Merton, « le mot « sérendipité » a presque exclusivement été utilisé par des gens intéressés à écrire, lire et collectionner des livres ». Au cours des années qui suivirent la publication des lettres Walpole, de nombreuses découvertes scientifiques ont été effectuées auxquelles on attache aujourd’hui l’étiquette de « sérendipité ». L’idée de découverte accidentelle était familière, même si la thèse que le progrès des connaissances pouvait contenir quelque chose d’aléatoire était énergiquement contestée par certains (« Aucune découverte scientifique ne peut en toute justice être considérée comme due à un accident » proclamait solennellement William Whewell, le premier historien moderne des sciences). Mais le terme imaginé par Walpole ne lui était pas encore appliqué.
Bibliophiles et antiquaires
Le mot « sérendipité » s’est répandu par l’intermédiaire des réponses circonstanciées faites par Edward Solly, rédacteur en chef d’une revue intitulée Notes and Queries, à des lecteurs qui s’enquéraient, soit de l’origine du conte évoqué par Walpole, soit de celle du mot lui-même. Notes and Queries, nous apprend Merton, était une revue « destinée à un public d’humanistes curieux -, pas essentiellement des gens intéressés par la littérature, mais un assortiment varié comprenant des historiens, des classicistes, des lexicographes et bibliographes, des antiquaires et, de manière générale, des érudits ». En un mot, différentes catégorie d’individus dont un des grands bonheurs est de faire des « trouvailles », étant entendu, précise avec justesse Sylvie Catellin, que « ce n’est jamais par simple hasard que l’on fait des découvertes, même celles qui consistent, en chinant dans une brocante, à trouver l’objet rare ou inattendu » : les bibliophiles et les antiquaires repèrent plus facilement que les profanes les objets qui valent la peine, parce qu’ils savent où il est nécessaire de regarder et ont l’œil exercé.
Un de ceux qui ont le plus significativement contribué à faire passer le mot « sérendipité » dans le vocabulaire de la réflexion sur la science est le physiologiste américain William Cannon, scientifique cultivé féru de littérature anglaise, qui, dans les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale, l’a introduit dans les milieux universitaires de la recherche médicale. En conformité avec la seconde idée contenue dans la définition de Walpole, Cannon mettait l’accent sur le rôle indispensable joué, dans les découvertes impliquant une dimension d’accident ou de hasard, par les qualités d’observation et la capacité de réflexion imaginative du chercheur. Robert Merton lui-même aidera à populariser l’idée de sérendipité, dont il fera un large usage en sociologie des sciences, en la définissant comme « l’observation d’une donnée inattendue, présentant le caractère d’une anomalie et stratégique, qui fournit l’occasion de développer une nouvelle théorie ou d’étendre une théorie ».
Une des raisons de la diffusion de l’idée de sérendipité aux États-Unis est le plaidoyer fait en sa faveur par des chercheurs du secteur privé comme le chimiste Willis Whitney, fondateur et premier directeur des laboratoires de recherche de la société General Electric, et son successeur le chimiste et physicien Irving Langmuir, ainsi que la mention approbatrice dont elle a fait l’objet à la fin des années 1940 et au début des années 1950 dans la littérature publiée par des entreprises comme Arthur D. Little, Standard Oil ou les sociétés pharmaceutiques Merck et Pfizer.
Ce fait, que l’historien des sciences Steven Shapin rappelle dans son ouvrage The Scientific Life, qui se veut notamment une réhabilitation de la recherche industrielle, peut sembler étrange vu d’Europe, et notamment de France. Mais il n’a rien d’étonnant, pour une raison rappelée par Sylvie Catellin : « Alors qu’en France l’idée de sérendipité sert à justifier le primat de la recherche fondamentale sur la recherche appliquée […], en partie pour des raisons liées à une histoire particulière des relations entre le savant et le politique, il en va tout autrement aux États-Unis, où les chercheurs qui plaident ardemment pour la sérendipité et la liberté de la science n’opposent pas en ces termes [ces deux types de recherche]. » Pour eux, la vraie question est celle des contraintes de la recherche programmée, qu’elle soit menée dans les entreprises ou les laboratoires publics.
La programmation de la recherche réduit-elle véritablement la productivité scientifique en limitant les possibilités d’exploitation imaginative d’heureux accidents ? Aucune étude systématique, constate l’historienne des sciences Lorraine Daston, n’a jamais été conduite sur la productivité comparée des structures qui « enrégimentent et spécialisent » les chercheurs (les universités, les départements des recherche industrielle, les agences de financement publiques de la recherche) et de ces institutions conçues comme des lieux de recherche libre et d’échanges entre chercheurs de disciplines différentes dont le Princeton Institute for Advanced Studies constitue l’exemple le plus connu et le plus prestigieux.
Ceci ne signifie bien sûr pas qu’il n’y ait rien à retenir de telles expériences. Robert Merton vantait l’influence bénéfique exercée sur la créativité scientifique par certains « micro-environnements socio-cognitifs » fonctionnant comme des « centres de sérendipité institutionnalisés ». Il donnait comme exemples la Harvard Society of Fellows le Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences de Palo Alto, dont l’existence, affirmait-il, a considérablement aidé l’historien des sciences Thomas Kuhn, qui a travaillé dans ce double cadre, à former les idées qui l’ont conduit à sa théorie des paradigmes et des révolutions scientifiques. Dans le même esprit, Sylvia Catellin recommande de prendre les mesures nécessaires pour, sinon « planifier la sérendipité » (objectif contradictoire et impossible), en tous cas « la stimuler [et] créer des conditions d’exercice de la recherche qui la favorisent ». Parce que « la finalité sociale de la production des savoirs est absolument légitime en démocratie, et l’idée même de science pure ou de finalité purement scientifique de la recherche […] un leurre », l’objectif à ses yeux est de « concilier la contrainte de résultats des programmes de recherche avec le besoin d’un espace de liberté favorable à la gestion de l’inattendu et de la créativité scientifique ». Il est difficile de ne pas être d’accord avec elle.
Serendipity Shops
L’attention croissante accordée à l’idée de sérendipité et l’engouement dont le mot fait aujourd’hui l’objet ne s’expliquent cependant pas uniquement par l’inquiétude de beaucoup de chercheurs face à la perspective de voir leur liberté limitée. Sylvie Catellin écarte rapidement les emplois les plus populaires et incorrects du mot sérendipité, ceux qui réduisent sa signification à l’idée de hasard heureux, de chance, de rencontre, de coïncidence merveilleuse et plus ou moins magique, qui sous-tend par exemple la comédie romantique américaine Serendipity ou le nom des « Serendipity Shops », ces boutiques dans lesquelles les clients sont censés effectuer des trouvailles surprenantes. Ces usages trahissent bien le poids, dans une société mercantile basée sur la consommation et l’obsession de la réussite individuelle, de l’idée que le succès dans tous les domaines (matériel, professionnel, social, amoureux) est essentiellement le produit de la chance et de son exploitation astucieuse dans un contexte le plus souvent commercial.
Mais l’impact de cette vision ne se limite pas à ces domaines. Il se manifeste aussi dans celui de la recherche et de l’innovation. Un ouvrage comme The Science of Serendipity: How to Unlock the Promise of Innovation, pour n’en citer qu’un parmi des dizaines, est remarquable en ce qu’il retient et ce qu’il omet parmi les facteurs à l’origine des découvertes et des inventions. Ce qu’il retient, ce sont la chance et le talent individuel, ainsi que le contexte proche, l’objectif d’ouvrages de ce type étant précisément d’inciter les chefs d’entreprise à créer ces « micro-environnements » propices à l’exploitation de la sérendipité dont parlait Robert Merton. Ce qu’il omet, c’est tout d’abord le contexte large, notamment l’état des connaissances et des techniques à un moment donnés, qui fait que tellement de découvertes, dans l’histoire, ont été réalisées simultanément et indépendamment par différentes personnes : celle du calcul infinitésimal par Newton et Leibniz, de la loi reliant la pression et le volume d’une quantité fixe de gaz à température constante par Robert Boyle et Edme Mariotte, de l’oxygène par Carl Wilhelm Scheele et Joseph Priestley, d’un type particulier de méson, en physique des particules, par deux équipes américaines, etc.
Un autre aspect, sinon complètement passé sous silence, en tous cas très peu mis en avant dans la littérature populaire sur les découvertes et l’innovation, est tout simplement le travail. Il est pourtant fondamental. En science comme ailleurs, l’image du génie subitement frappé par l’inspiration est parfaitement mensongère. Qu’on le veuille ou non, les grands succès scientifiques sont d’abord et avant tout le produit du travail acharné. Au niveau collectif, rappelle David G. Nathan dans sa recension du livre de Morton A. Meyers Happy Accidents, « la plupart des grands progrès sont basés sur une constante accumulation d’expériences qui conduit à la découverte du prochain petit pas et (rarement) d’un véritable grand bond en avant ».
Le chat de Newton
Au niveau individuel, fait observer Maurice Tubiana dans sa préface à Fabuleux hasards de Claude Bohuon et Claude Monneret, pour faire une découverte « il ne suffit pas d’observer, il faut aussi […] être un passionné, un obsédé, y penser constamment du matin en se rasant, au soir en se lavant les dents avant d’aller se coucher », comme le faisait Newton, dont le neveu raconte que ses collègues d’Oxford savaient qu’il était dans une phase productive quand son chat grossissait, parce qu’il était si absorbé qu’il en oubliait de manger et que c’est le chat qui avalait la nourriture qu’on lui apportait sur un plateau.
Il est commun d’attribuer à un accident la découverte du Salvarsan, le premier médicament efficace contre la syphilis. Si Paul Erhlich a pu démontrer les vertus thérapeutiques de cette molécule contre l’agent de la maladie, le tréponème pâle, fait-on valoir, c’est parce qu’un chercheur travaillant sous sa direction s’est employé à tester sur un nouveau modèle animal une série de substances préparées en vue de la mise au point d’un traitement contre une maladie parasitaire, la trypanosomiase. Parmi ces substances en figurait une qui, par un miraculeux hasard, était restée durant un an sur une étagère. Il s’est avéré que c’était la bonne contre le tréponème.
On notera cependant que, dans le catalogue des préparations à tester, le Salvarsan portait le numéro 606. Ceci donne une idée du nombre de molécules différentes qui étaient examinées, chacune d’elles donnant d’ailleurs lieu à de multiples expérimentations, en un exercice dont on a pu affirmer que la quantité totale de travail qu’il représentait « défiait l’imagination ». Pour le dire en d’autres mots, Erhlich et ses collaborateurs testaient à peu près tout ce qu’ils avaient en laboratoire qui leur semblait susceptible d’avoir des effets intéressants. Au moins autant qu’au hasard, la découverte du Salvarsan est à mettre au crédit de leur formidable persévérance et de cette ténacité dont Louis Pasteur déclarait qu’elle était le secret de son succès.
« Dans un article sur les « heureux accidents », rappelait Robert Merton, « Franklin Mclean suggère que les gens aiment penser que les découvertes arrivent par accident parce que cette idée est en accord avec la vision simpliste de la vie de l’homme paresseux ». Parce que le travail n’est plus aujourd’hui une valeur particulièrement à l’honneur, et n’est plus perçu comme un ingrédient du succès, cet aspect est largement escamoté. Mais il ne faut pas l’oublier : contrairement à ceux de la météorologie, les éclairs de génie ne tombent pas du ciel
Sur le marchepied d’un omnibus
Dans certains passages de Sérendipité, Sylvie Catellin, abandonne le terrain solide de l’histoire pour s’aventurer dans des considérations s’appuyant sur des disciplines comme la sémiologie, la théorie de la littérature et celle de la communication, dont les prétentions à la scientificité sont énormes, mais qui sont loin d’atteindre à cette rigueur dont la réflexion historique s’avère très souvent capable. À plusieurs reprises, l’utilisation de concepts issus de ces disciplines et le recours à des approches qui s’en inspirent ou s’adossent à elles aboutissent à brouiller l’image claire qui ressort de l’enquête historique, en encourageant certaines confusions. S’il est exact, par exemple, que le mot « sérendipité » « ignore les frontières disciplinaires et celles qui séparent la littérature, l’art et la science », ces champs d’activités n’en possèdent pas moins de fortes spécificités qu’on ne peut ignorer. Le fait que la créativité, dans ces domaines très différents, repose parfois sur des mécanismes en partie identiques, ne doit pas faire oublier qu’elle s’y exerce dans des conditions intellectuelles, matérielles, institutionnelles et même psychologiques qui n’ont rien de comparable, au service d’objectifs profondément distincts. Bien sûr, Sylvie Catellin est trop avertie pour soutenir explicitement quoi que ce soit de semblable, mais les formulations qu’elle emploie contribuent parfois à cautionner cette image d’une créativité totalement indifférenciée qui ressort des actes de la conférence sur la sérendipité organisée en 2009 à laquelle elle fait référence.
Tout le monde ne sera pas non plus nécessairement convaincu par les pages qui font place aux concepts et théories de la psychanalyse : un long développement sur la théorie du complexe d’Œdipe de Freud, des réflexions sur le rapport de la sérendipité et de la synchronicité telle que l’a théorisée Carl Jung (une idée farfelue que Sylvie Catellin, tout en soulignant tout ce qui la distingue de celle dont elle raconte l’histoire, présente comme s’il était possible de la prendre au sérieux), et une brillante mais déconcertante relecture critique de la lecture par Derrida de la lecture par Lacan du conte La Lettre Volée d’Egdar Poe qui laisse un peu perplexe.
De manière générale, on ne voit très bien pas ce que le recours à des notions comme celles d’inconscient ou de subconscient ajoute à la compréhension des mécanismes en jeu dans la sérendipité. À l’appui de la thèse que l’inconscient joue un rôle actif dans le processus de découverte, Sylvie Catellin cite les réflexions du mathématicien Jacques Hadamard dans son Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique, notamment ses commentaires au sujet du récit très connu fait par Henri Poincaré de la manière dont il a découvert que les transformations qu’il avait utilisées pour définir une classe particulière de fonctions étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne. « Ce qui a frappé tous les commentateurs dans le récit de Poincaré » écrit Hadamard, « c’est le caractère fulgurant de la découverte ».
De fait, l’idée s’est emparée de Poincaré alors qu’il mettait le pied sur le marchepied d’un omnibus, « sans que rien dans [ses] pensées antérieures parût [l’] y avoir préparé ». Quelque lignes plus haut, Poincaré rapportait toutefois avoir peu de temps auparavant essayé sans succès durant plusieurs jours d’affilée de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction d’un certain type, puis découvert à l’occasion d’une nuit d’insomnie, dans une bousculade rapide d’idées, l’existence de cette première classe de fonctions dont, tout aussi subitement, il allait réaliser quelques jours après le lien avec la géométrie non-euclidienne. Ces deux épisodes furent suivis d’un troisième au cours duquel, à nouveau « après une période de dur travail, progressant lentement », il put généraliser les résultats qu’il avait obtenu à la faveur d’une troisième « illumination subite ». On peut considérer que ces trois moments d’inspiration démontrent avec éclat les prodigieux pouvoirs de l’inconscient. En l’absence de la moindre information sur la nature et le fonctionnement de celui-ci, il est plus prudent d’interpréter cette anecdote comme une illustration supplémentaire du rôle joué dans la genèse des découvertes par le travail ardu et prolongé, même apparemment stérile.
Des catalogues d’histoires de succès
Sérendipité contient peu d’exemples de découvertes et d’inventions. Et ceux qui sont mentionnés ne le sont que brièvement, quasiment en passant. Le contraste est frappant avec la majorité des ouvrages sur le sujet, qu’on pourrait facilement décrire comme de longs catalogues d’histoires de succès. À leur lecture, on ne peut s’empêcher d’être frappé par un certain nombre de faits. Le premier est le degré auquel ils semblent souvent recopiés les uns sur les autres. Certaines anecdotes circulent de livre en livre sous une formulation parfois littéralement identique. On est aussi impressionné par l’énergie déployée par les auteurs qui se sont intéressés à la sérendipité pour établir une nomenclature des découvertes attribuables à ce mécanisme, et la diversité des résultats auxquels ils sont parvenus. Jean-Louis Swinners, par exemple, identifie sept catégories différentes de sérendipité, dont quatre « stratégiques » consistant à trouver par accident, respectivement, quelque chose que l’on ne cherchait pas, quelque chose que l’on cherchait mais par un moyen imprévu, une application imprévue à quelque chose de connu, ou l’idée de quelque chose de radicalement nouveau.
Pour le chimiste Robert M. Roynston, auteur de Serendipity. Accidental discoveries, il convient de distinguer entre la sérendipidé vraie, qui conduit à la découverte accidentelle de quelque chose que l’on ne cherchait pas, et la pseudo-sérendipité, où l’on atteint par un moyen inattendu un résultat que l’on essayait d’obtenir. Si la découverte d’un des premier caoutchoucs synthétiques, par exemple, relève de la première catégorie, puisqu’elle est le produit d’un pur accident de laboratoire, celles d’un autre matériau de ce type, le néoprène, comme celle de la vulcanisation du caoutchouc par Charles Goodyear suite à un contact accidentel entre un mélange de caoutchouc naturel et de souffre, et un four chaud, sont des exemples de pseudo-sérendipité, puisque dans ces deux cas le résultat obtenu était activement recherché. Du propre aveu de Roynston, une grande partie des découvertes mentionnées dans son livre sont en réalité des cas de pseudo-sérendipité, ce qui ne l’empêche pas bien sûr pas de les décrire en détail.
En toute rigueur, c’est de cette catégorie que relève la découverte de la pénicilline par Alexander Flemming, que Roynston, après bien d’autres, présente comme l’exemple même d’une découverte accidentelle, puisqu’elle a été rendue possible par la contamination d’une boîte de Pétri contenant des staphylocoques, oubliée dans un coin du laboratoire durant les vacances, par des spores entrés par une fenêtre. En réalité, cette découverte était loin d’être complètement fortuite, Flemming étant à cette époque clairement à la recherche de ce que nous appelons aujourd’hui un antibiotique. C’est ce que montre très bien Alexander Kohn dans Par hasard ou par erreur, tout comme le fait que le mérite de la mise au point de la pénicilline, autant qu’à Flemming, qui avait rapidement renoncé à trouver une application thérapeutique à ce qu’il avait trouvé, revient à Howard Florey et Ernst Boris Chain, les deux chercheurs qui ont partagé le prix Nobel avec lui, et qui ont, eux, développé le médicament.
Pure légende
Mais le plaisir de raconter des anecdotes au sujet de découvertes fameuses est si fort que la plupart des auteurs ne résistent pas à la tentation d’inclure dans leur inventaire des travaux qui ne devraient logiquement pas s’y trouver. Dans certains cas, le procédé est poussé si loin que l’exercice en perd toute crédibilité. Dans De la sérendipité, Pek Van Andel et Danièle Borcier, pour pouvoir évoquer la découverte du bacille de la peste par Alexandre Yersin et celle de la tombe de Toutankhamon par Sir Howard Carter, vont jusqu’à créer la catégorie de « non-sérendipité » regroupant les cas dans lesquels « on trouve ce qu’on cherche sans aucune intervention de l’accidentel, du hasard ou de l’imprévu dans le processus de recherche ou son résultat ». Ils présentent aussi comme un type particulier de sérendipité le phénomène connu en sociologie sous le nom d’« effet pervers », qui consiste, pour une action, à engendrer un résultat fâcheux contraire aux intentions de celui qui l’a engagée : une identification que Sylvie Catellin dénonce à juste titre comme un parfait contresens.
Et puis il y a toutes les histoires qui relèvent de la pure légende, que certains auteurs de livres sur la sérendipité écartent comme dépourvues de fondement mais que d’autres reprennent candidement : celles de la découverte par Archimède du principe d’hydrostatique qui porte son nom (la « poussée d’Archimède) alors qu’il était plongé dans sa baignoire ; de la loi de gravitation universelle par Newton à la vue de la chute d’une pomme ; de l’existence du champ gravitationnel par Einstein au spectacle d’un ouvrier tombant d’un échafaudage, ou de l’invention de la machine à vapeur par James Watt suite à l’observation du jet de vapeur s’échappant d’une bouilloire.
Un autre constat est que les exemples de découvertes et d’inventions mises au crédit de la sérendipité se distribuent de façon inégale entre les disciplines. Si la physique, plus particulièrement à ses débuts, en accueille un certain nombre (la découverte du courant électrique par Luigi Galvani et Alessandro Volta, celle de l’électromagnétisme par Hans Christian Ørsted, celle des rayons X par Wilhem Röntgen, celle de « l’effet Mössbauer » par le physicien de ce nom), les plus gros contingents semblent provenir de quelques domaines seulement : la chimie, notamment la chimie des colorants et des teintures (par exemple le bleu de Prusse ou la teinture mauve, découverte par William Perkin) ; celle des matériaux de synthèse (le Kevlar, le Téflon, le Nylon) et des molécules utilisées dans l’agro-alimentaires, plus particulièrement les édulcorants de synthèse comme la saccharine et l’aspartame ; le champ des développements techniques commerciaux avec le Post-it, la colle super-forte ou les attaches Velcro ; enfin la médecine et la recherche pharmaceutique, surtout les médicaments de médecine psychiatrique, sédatifs, anxiolytiques et antidépresseurs de la classe des barbituriques et de celle des benzodiazépines.
Un nombre limité de mécanismes
Les livres de Morton A. Meyers et de Claude Bohuon et Claude Bonneret contiennent de fait exclusivement des exemples tirés de la recherche médicale et pharmaceutique, à laquelle celui d’Alexander Kohn accorde une très large place. Ce n’est pas surprenant. Dans beaucoup des cas cités, on a en effet affaire à la découverte fortuite de propriétés nouvelles de molécules déjà utilisées dans un autre but. Un exemple connu est la mise au point du Viagra à partir d’un traitement de l’angine de poitrine. Il s’agit là de la conséquence directe de la propension des organismes vivants à fonctionner très économiquement à l’aide d’un nombre limité de mécanismes, qui fonctionnent à des fins diverses dans des contextes physiologiques variés.
On peut donc assez bien expliquer pour quelles raisons le hasard semble se manifester de manière privilégiée dans certains domaines. Si les accidents heureux se produisent davantage en chimie qu’en physique, c’est parce que la chimie ne dispose pas du formalisme théorique puissant qui permet aux physiciens d’effectuer des prévisions et d’anticiper des phénomènes : dans l’état actuel des connaissances, les propriétés chimiques de la matière demeurent davantage constatées que prédites. De la même façon, on ne s’étonnera pas du caractère fréquemment accidentel des découvertes en archéologie, en paléographie et en recherche préhistorique, disciplines où le cas de figure le plus commun, presque la règle, est celui où l’on « tombe » littéralement sur quelque chose (les manuscrits de la Mer Morte, la grotte de Lascaux) dont ne pouvait pas soupçonner l’existence.
Si le rôle joué par le hasard, les accidents et l’inattendu sous toutes ses formes dans les découvertes et les inventions ne doit pas être surestimé, il ne convient cependant pas non plus de le sous-estimer. Une des raisons pour lesquelles on tend le minimiser est bien mise en évidence par Robert Merton. Il s’agit de l’abîme qui sépare la façon dont les travaux scientifiques sont concrètement menés et celle dont ils sont dépeints dans les articles qui en présentent les résultats, ce que Merton appelle les « articles scientifiques standard ». Dans un texte célèbre, à l’origine une conférence radiodiffusée sur les ondes de la BBC, le biologiste Peter Medawar, prix Nobel pour ses travaux pionniers en immunologie, posait la question provocatrice et, dans son esprit, rhétorique, « L’article scientifique est-il une imposture » ? Par là, précisait-il, « je ne veux pas suggérer que le contenu des articles scientifiques est faux ou délibérément trompeur, [mais] qu’il représente de façon déformée le processus intellectuel qui a accompagné les travaux décrits dans l’article ou a conduit à eux ».
De fait, dans la quasi-totalité des articles scientifiques, la reconstitution, sous la forme canonique attendue et exigée, de la façon dont la recherche concernée a été conçue et dont les résultats obtenus ont été atteints est expurgée des erreurs, des hésitations, des fausses pistes, des accidents de parcours, des fourvoiements, des conclusions hâtives et erronées, mais aussi des coups de chance, des heureuses surprises, parfois des emprunts à d’autres ou des suggestions de collègues qui ont conduit, souvent par de longs détours, à la conclusion correcte.
James Watson et Francis Crick
Pour se convaincre de la distance qui sépare la science telle qu’elle se fait et telle qu’elle est présentée, rien de tel que la lecture de l’extraordinaire discours de réception du prix Nobel du physicien Richard Feynman. En rupture délibérée avec les usages et les conventions du genre, il est explicitement conçu comme un récit totalement réaliste des travaux dont les résultats ont valu à Feynman la distinction scientifique suprême, la relation honnête « de la séquence d’événements, en réalité la suite d’idées » au terme de laquelle il est arrivé à résoudre le problème auquel il était confronté. On peut aussi comparer les deux versions de la découverte de la structure de l’ADN par James Watson et Francis Crick que nous avons la chance de posséder. La première est celle qu’en donne l’article de 1954 dans lequel elle est exposée, modèle de clarté et de concision célèbre pour le ton d’understatement de la phrase-clé de sa conclusion : « Il n’a pas échappé à notre attention que le type particulier d’appariement que nous avons postulé suggère immédiatement un mécanisme possible de copie pour le matériel génétique ». La seconde est le récit que fait Watson des travaux en cause dans son ouvrage La double hélice, récit d’une totale franchise qui ne dissimule rien des péripéties en tous genres qui ont émaillé la route tortueuse conduisant à cette découverte, y compris certains épisodes peu glorieux.
L’article scientifique standard ne risque guère d’être abandonné de sitôt. Mais il serait incontestablement utile de pouvoir disposer de davantage de reconstitutions fidèles du type de celles dont Feynman et Watson nous ont gratifiés. Dans un article sur les accidents, la chance et la sérendipité en histoire, l’historien des sciences James McClellan, après avoir indiqué comment une série de rencontres et de hasards heureux l’a conduit à s’intéresser à une question qui allait devenir pour lui un objet important de recherche, exprimait le souhait que les historiens se montrent « plus explicites au sujet des aléas considérables qui affectent leur travail », plus loquaces, par exemple, sur la manière dont la disponibilité de certaines sources d’archives et l’impossibilité d’accéder à d’autres détermine l’orientation de leurs activités.
« Le hasard ne visite jamais les sots »
Partir en quête de la sérendipité, faisait remarquer un observateur, « revient un peu à chercher l’horizon. Plus on s’en rapproche, plus il s’éloigne. Certains […] font [de la sérendipité] l’alpha et l’oméga de toutes les découvertes, puisqu’elles apportent fatalement toujours une « nouveauté » inattendue ; d’autres estiment à l’inverse que, puisque recherche il y a, on s’attend toujours plus ou moins à trouver « quelque chose » ». Sylvie Catellin fait partie de ceux pour qui, au bout du compte, toute véritable découverte relève du mécanisme de la sérendipité. Mais cette proposition n’est-elle pas un peu tautologique ? « Une découverte » fait judicieusement observer le physicien Étienne Klein, « si elle est vraiment attendue, n’est pas tout à fait une découverte : ce n’est qu’une confirmation d’une prédiction venant d’une théorie, ou bien une étape de l’exécution d’un programme de recherche, voire son aboutissement ».
Comme l’ouvrage de Robert K. Merton, parce qu’il est comme lui conçu comme l’histoire critique d’un mot et d’un concept, de leur diffusion et de leurs multiples usages, le livre de Sylvie Catellin contribue à mettre de la clarté dans la réflexion sur l’idée de sérendipité. Mais il conduit aussi à s’interroger sur la portée réelle de cette notion, les limites dans lesquelles il est possible de l’utiliser et le degré auquel elle permet de rendre compte des succès scientifiques.
L’idée qu’une part de hasard intervient dans un grand nombre de découvertes et d’inventions n’est pas neuve. De Francis Bacon à Ernst Mach en passant par Robert Hooke, Joseph Priestley ou l’économiste Stanley Jevons, on la trouve sous la plume de nombreux scientifiques renommés. Dans sa célèbre Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard la formulait d’une façon imagée particulièrement évocatrice : « Les idées expérimentales naissent très souvent par hasard et à l’occasion d’une observation fortuite […] Bacon compare l’investigation à une chasse ; les observations qui se présentent sont le gibier […] On peut ajouter que si le gibier se présente quand on le cherche, il arrive aussi qu’il se présente quand on ne le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d’une autre espèce ».
Mais l’idée que le hasard ne suffit pas et n’opère pas seul a presque aussi fréquemment été énoncée. On cite surtout la célèbre déclaration faite par Pasteur dans un passage d’un discours où il évoquait la découverte de l’électromagnétisme par Ørsted : « Dans les sciences d’observation, le hasard ne favorise que des esprits préparés ». Le même sentiment a été exprimé par bien d’autres dans des termes parfois différents, parfois très proches : le biologiste Charles Nicolle (« Le hasard ne sert que ceux qui savent le capter »), le physicien américain Joseph Henry (« [les grandes découvertes] prennent racine dans des esprits bien préparés à les recevoir »), et c’est Balzac qui l’a formulé avec le plus de concision et de force dans cette brillante formule d’écrivain : « Le hasard ne visite jamais les sots ».
Il y a là une vérité incontestable, qui relève du simple bon sens. « Les événements accidentels n’ont pas de signification en eux-mêmes » souligne John Ziman dans Real Science, « ils en acquièrent seulement une lorsqu’ils captent l’attention et l’intérêt de quelqu’un qui est capable de les placer dans un contexte scientifique ». Sylvie Catellin ne dit pas autre chose : « Ce n’est pas la découverte qui est accidentelle, mais seulement la rencontre du fait jugé surprenant. Et ce n’est pas le hasard qui compte, mais la surprise qu’il cause. La découverte a lieu lorsque le fait inattendu ou l’anomalie non anticipée est interprétée correctement ».
Le fruit de l’effort et de l’obstination
À l’évidence, dans toute découverte scientifique il entre toujours une part d’inattendu, voire de hasard. Et il n’est pas douteux que les chercheurs qui réalisent des découvertes sont ceux qui savent se montrer attentifs à tout ce qui dans ce qu’ils observent et les résultats de leurs activités peut apparaître surprenant, bizarre, imprévu, insolite, intriguant, déroutant, et sont assez intellectuellement audacieux et imaginatifs pour exploiter ces observations dans l’élaboration d’explications nouvelles. Ceci demande des qualités relevant davantage de l’esprit de finesse que de l’esprit de géométrie, pour utiliser une distinction fameuse. « Lorsque la science découvre, elle est un art », écrit avec raison Sylvie Catellin en conclusion de son livre.
On gardera toutefois également à l’esprit, premièrement que la science, ou plutôt les scientifiques, font bien d’autres choses que découvrir : pour pouvoir découvrir, précisément, ils collectent des données, formulent des hypothèses, expérimentent, calculent, vérifient, comparent, et cela longuement et le plus souvent fastidieusement ; deuxièmement, que l’imagination, l’invention et l’esprit créatif ne sont féconds qu’appuyés sur une grande quantité de connaissances bien maîtrisées et profondément assimilées ; ensuite qu’au sein d’une activité aussi organisée et structurée intellectuellement que la recherche scientifique, l’inattendu et le surprenant peuvent rarement être assimilés au pur hasard, qui n’intervient jamais tout à fait « par hasard » et peut se manifester de manière très variable et à des degrés divers ; enfin, qu’à l’instar de la beauté artistique et de pratiquement tout ce qui a de l’intérêt et de la valeur dans le monde et la vie, les découvertes et les inventions sont aussi et avant tout le fruit et la récompense de l’effort opiniâtre et de l’obstination, c’est-dire des moyens que se donne la passion pour arriver à ses fins.
Michel André