Le grand show de la morgue de Paris

Entre 1864 et 1907, à Paris, la morgue était ouverte au public. Une foule compacte – jusqu’à 40 000 personnes en une journée – venait là se divertir au spectacle des cadavres. Des bandes de gosses aux vieux rentiers, des mégères aux dames de la bonne société, tous les visiteurs étaient à la fois émoustillés et sidérés par la vue des dépouilles. Ce voyeurisme macabre nous laisse aujourd’hui incrédules. Mais était-il autre chose que l’expression du désir, toujours présent, de percer le mystère de la mort ?

Pendant plus de trente ans, j’ai exercé la profession d’anatomopathologiste. C’est ainsi que j’ai dû me familiariser avec le spectacle vraiment peu agréable de la dissection de cadavres. Me familiariser ? Ce n’est là qu’une façon de parler : rien ne peut préparer de manière adéquate à ce terrible spectacle. Et il est inutile d’espérer qu’une pratique plus assidue et prolongée efface l’indescriptible sensation, d’angoisse et de crainte révérencieuse mêlées, que cette activité provoque. Car l’intérêt intellectuel ou scientifique est impuissant à supprimer, fût-ce chez les âmes les moins sensibles, l’effroi intime que suscite la vue d’un être humain changé en cadavre inerte, disséqué, ses cavités ouvertes et ses entrailles étalées. « Dépecé » est le mot qui vient spontanément à l’esprit dans le rude langage populaire, étranger à la profession médicale. Mais ce terme est choquant : il compare l’équarrissage de vaches mortes au minutieux examen scientifique, macro- et microscopique, d’êtres humains décédés, examen dont l’objectif est de recueillir des informations utiles aux vivants. On a beaucoup glosé sur la finalité de cette discipline et il serait vain d’insister. L’histoire de la médecine abonde en documents prouvant l’extraordinaire utilité de l’anatomie pathologique. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la plupart des progrès réalisés au cours des cent dernières années doivent beaucoup à cette spécialité : toute hypothèse importante en médecine, ainsi que sa confirmation ou sa réfutation, a toujours découlé, directement ou indirectement, de l’examen anatomopathologique et particulièrement des études post mortem. Pourtant, aucune considération de cet ordre ne peut abolir le malaise, l’étrange angoisse, mélange de fascination, de curiosité et d’épouvante, que provoque la vue d’un cadavre. Comme toute émotion, celle-ci passe par toute une gamme. Un cadavre dans un état de décomposition avancée est un motif d’horreur et de répulsion : les restes humains dans cet état agressent brutalement nos sens. C’est une réaction de pur et simple rejet. Mais avant d’en arriver là, quand la forme humaine est encore captive de son enveloppe matérielle, quand perdure l’apparence d’une individualité unique et irremplaçable qui nous fait dire que le défunt est encore « le même », la dépouille mortelle provoque des attitudes ambiguës, indéfinissables, de fascination et de répugnance mêlées. Le spectacle de la mort a toujours produit de l’ambivalence. Celui qui s’approche au bord d’un précipice ressent simultanément la terreur de sa propre destruction anticipée et un certain enchantement hypnotique : c’est le double jeu de l’attraction-répulsion. Cette ambivalence explique peut-être l’étrange inclination de nombreux individus pour ce spectacle saisissant. Chef du service de pathologie d’un hôpital de Chicago, j’ai reçu au fil des ans de fréquentes demandes de personnes souhaitant assister à une autopsie, sans avoir pour cela aucune raison particulière : il ne s’agissait ni d’infirmières, ni d’étudiants en médecine soucieux d’améliorer leur savoir-faire, mais des secrétaires, des techniciens de laboratoires d’analyses, du personnel d’entretien, ou encore des visiteurs complètement étrangers au monde hospitalier – journalistes, artistes engagés dans quelque projet d’inspiration macabre, etc. Le plus souvent, j’ai jugé préférable de refuser. Mais je n’ai pas cessé de me demander quel obscur penchant sous-tendait le désir d’assister à un tel spectacle. Dans la plupart des cas, on ne peut invoquer le noble « désir de connaissance », car loin d’être intéressé par la découverte de l’aspect réel des organes internes et de leurs relations complexes, le spectateur ne cherche qu’à contempler des corps flétris, inertes ou exsangues. Une seule fois je réussis à apprendre, par hasard, l’origine d’un si singulier appétit, qui se révéla d’une puérilité risible. Apparemment, des gardiens du service de sécurité de l’hôpital (qui comptait des femmes) s’étaient lancé un défi pour savoir qui serait le plus courageux et le plus audacieux. Une preuve de hardiesse consistait à traverser seul un couloir plongé dans le noir, la nuit, équipé d’une simple lampe de poche, pour entrer dans la morgue où étaient entreposés les cadavres.   Louables intentions Mais les raisons qui poussent à rechercher ce spectacle macabre ne peuvent être toutes aussi triviales et stupides. Elles sont probablement aussi nombreuses que mystérieuses et irrationnelles. Cette curiosité morbide avait ainsi libre cours en d’autres temps et en d’autres lieux. La forme qu’elle prit dans le Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe fut peut-être la plus spectaculaire qu’on puisse imaginer. Le touriste qui visite aujourd’hui la capitale française trouve à la pointe de l’île de la Cité, juste derrière Notre-Dame, une placette appelée square de l’Île-de-France. On y trouve le Mémorial des martyrs de la déportation, avec la tombe du « Déporté inconnu », qui rappelle les horreurs infligées aux personnes envoyées dans les camps de concentration nazis. C’est là que se trouvait, depuis le milieu du XIXe siècle (et même du XVIIIe, dans un bâtiment plus rudimentaire), l’ancienne morgue municipale de la Ville de Paris (1). À cette époque, le quartier était très fréquenté, surtout à partir du moment où le dépôt de cadavres fut ouvert au public.  
Pour justifier l’exhibition des dépouilles, les autorités parisiennes avaient expliqué que les individus morts sur la voie publique ou loin de leur foyer pourraient être ainsi identifiés par leurs parents, leurs amis ou leurs connaissances. Des funérailles pourraient être organisées et le deuil des proches rendu possible. Animés de ces louables intentions, les responsables de l’institution étaient loin d’imaginer qu’ils allaient la transformer en un spectacle extraordinaire, le « show » le plus populaire de la Ville lumière. Car la morgue de la capitale se métamorphosa en un décor théâtral, une scène ouverte du matin au soir et, qui plus est, gratis ! L’édifice, d’une superficie de 835 mètres carrés, avait l’aspect banal d’une administration publique. Les cadavres étaient étendus sur une douzaine de tables en marbre, disposées sur deux rangées et éclairées par des plafonniers. Les corps étaient complètement nus, à l’exception des parties génitales, couvertes d’un linge ou d’un vêtement du défunt, par respect pour les convenances et la moralité. La partie supérieure de la dépouille pouvait être relevée grâce à des planches ou d’autres objets placés contre le dos, si la rigidité cadavérique le permettait, pour faciliter l’identification du visage depuis la fenêtre d’observation. Car le public assistait au spectacle derrière de grandes baies vitrées. La comparaison avec la foule qui se presse de nos jours à la devanture des grands magasins est inévitable. Elle n’est pas absurde : ces grands magasins avec des vitrines sur rue ont commencé à fleurir précisément à cette époque, remplaçant peu à peu les échoppes familiales qui représentaient naguère la quasi-totalité des commerces dans les grandes villes.   « On nous laisse à peine voir ! » Des foules de spectateurs se bousculaient donc contre les vitrines de la morgue, s’indignaient quand les marbres étaient libres et qu’il n’y avait pas de morts à contempler, insultaient l’employé de service quand, les jours de grande affluence, celui-ci leur demandait de circuler, éructaient de colère chaque fois que sonnait l’heure de la fermeture après une longue attente : « On nous laisse à peine voir ! » « Lamentable ! » « C’est mal organisé ! » On doit à Émile Zola l’une des meilleures descriptions de l’endroit, dans Thérèse Raquin. Dans ce roman, un couple d’amants adultères assassine l’époux en le noyant lors d’une promenade en barque. Le cadavre est englouti par les flots. Les jours passent et il ne remonte pas à la surface. Le stress des meurtriers augmente, jusqu’à devenir insupportable à force ne pas savoir ce qu’est devenu le corps. Accablé, l’assassin se rend tous les jours à la morgue, c’est-à-dire à l’endroit où il espère que le cadavre sera exposé, comme de coutume, pour être identifié. Le public se composait d’individus de tout âge et de toute condition. Zola décrit les groupes d’ouvriers qui viennent à l’heure du déjeuner, avec leurs outils sous le bras. Il y a aussi de vieux rentiers qui n’ont tout simplement rien de mieux à faire, et des bandes de gamins turbulents qui crient et sèment le désordre, inventent de risibles surnoms aux morts exhibés, en provoquant les rires de leurs camarades. La plume vigoureuse de Zola croque des scènes d’où se dégage un fumet de putréfaction, un relent morbide d’érotisme et de mort. De jeunes garçons entre 12 et 15 ans viennent attirés par le spectacle des corps féminins inertes, ils contemplent longuement leurs seins nus, se donnent des coups de coude dans les côtes en signe de secrète complicité. « C’est à la morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse », écrit Zola. Il y avait aussi de nombreuses femmes. Surtout des femmes du peuple, qui assistaient à ce spectacle macabre avec une apparente stupéfaction. Mais aussi parfois des dames de la haute société. Zola décrit la visite de l’une d’entre elles, luxueusement vêtue, qui se déplace dans le crissement de sa robe de soie et le parfum de son mouchoir. Il y a dans la salle d’exposition un jeune maçon au corps sculptural, qui vient de mourir d’un accident du travail en tombant d’un échafaudage. Il gît sur la table, sa peau est très blanche, « la mort en avait fait un marbre. La dame l’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda encore, puis s’en alla ». Le romancier semble confirmer notre soupçon : il y a autant de raisons de vouloir contempler un cadavre qu’il y a de personnalités. Un autre écrivain de cette époque, Adolphe Guillot, observe, dans un livre intitulé Paris qui souffre. La basse Geôle du Grand Châtelet et les Morgues modernes (Rouquette, Paris, 2e édition, 1888), que les femmes, françaises ou étrangères, étaient les plus nombreuses et les plus fébriles : on les voyait pousser pour se frayer un chemin parmi la foule, désireuses d’atteindre la vitrine. Il y avait de quoi se demander – question de pure forme, bien sûr – comment des créatures auxquelles on prête délicatesse et sensibilité, ainsi que la plus forte inclination à la pitié, pouvaient goûter obstinément un aussi horrible spectacle. Car, poursuit Guillot, ces êtres fragiles, ces délicates demoiselles harcelaient le frère, l’époux, ou l’ami, jusqu’à obtenir qu’il les emmène à la morgue. Une fois sur place, elles titubaient ou pâlissaient de découvrir ce qui gisait sur les tables, mais s’arrangeaient toujours pour faire le circuit complet sans en perdre une miette. Il y eut, paraît-il, jusqu’à quarante mille visiteurs à la morgue de Paris en une seule journée. L’agence de voyage anglaise Thomas Cook proposait un circuit de la ville incluant un arrêt à la morgue. Les touristes britanniques avaient la réputation d’être parmi les plus fervents spectateurs, car rien ne pouvait rivaliser, à Londres, avec le macabre show parisien. Dans les rues alentour, on vit surgir de nombreuses boutiques et des marchands ambulants qui vendaient de la nourriture et des souvenirs aux visiteurs qui formaient une longue file d’attente avant de pouvoir entrer. Dans son livre sur la naissance de la culture de masse à Paris (2), l’historienne américaine Vanessa Schwartz se demande d’ailleurs pourquoi c’est précisément dans la capitale française, de toutes les villes d’Europe la plus prodigue en divertissements de toute sorte, qu’il s’est trouvé un tel public pour assister à ces exhibitions macabres (un journal de l’époque, L’Éclair, affirmait dans son édition du 29 août 1892 que la morgue avait reçu un million de visiteurs en un an). Car de nombreuses personnes considéraient bel et bien cela comme un spectacle. Des enquêtes journalistiques de l’époque font état de commentaires qui plaident en faveur de cette interprétation. Ainsi entendit-on un jour une spectatrice dire : « Bientôt ce sera beaucoup mieux. Ils vont installer l’éclairage électrique… » Une autre : « Ça devient ennuyeux : c’est toujours les mêmes… » Le langage populaire qualifiait de « relâche » les périodes pendant lesquelles il n’y avait pas de cadavres à voir. Et un observateur de l’époque écrivit : « Quand les tables sont vides et qu’il n’y a pas de show, ils se plaignent que la mort soit partie en vacances sans se soucier de leur plaisir. » La morgue de Paris fonctionna comme un inavouable lieu de divertissement de 1864 à mars 1907, quand elle fut fermée au public. Même les autorités administratives qui géraient l’institution participaient à ce voyeurisme collectif. Certaines dispositions, comme l’installation de grands rideaux verts aux vitrines – comparables à un rideau de théâtre –, le confirment. À partir de 1877, on commença de photographier systématiquement tous les cadavres (aujourd’hui, ces clichés sont appréciés par certains amateurs d’art contemporain) et les images de ceux qui avaient été enterrés sans être identifiés étaient accrochées sur un panneau de bois à l’entrée, pour ainsi prolonger la période d’exposition – ce qui, soit dit en passant, renforçait la ressemblance avec les photos affichées dans le hall des cinémas et des théâtres. À partir de 1882, l’utilisation des nouvelles techniques de réfrigération rendit possible la prolongation du spectacle. Jusque-là, le seul système de refroidissement consistait à laisser couler en permanence un filet d’eau froide sur les dépouilles. Les progrès techniques en matière de réfrigération attirèrent l’attention d’une société qui venait à peine de découvrir l’influence des bactéries dans la décomposition de la matière organique. Pasteur était le héros national du moment.   L’invitation de « Monsieur Reffroidy » Le public parisien, traditionnellement moqueur et facétieux, ne tarda pas à donner des preuves de son esprit impertinent. On imprima une fantaisiste invitation à la morgue, pour un soi-disant « après-midi musical et dansant ». Elle était signée d’un certain « Monsieur Reffroidy ». Les expressions bouffonnes et les insolences canailles sont souvent la forme névrotique que le peuple donne à ses peurs. La peur de l’inconnu engendre la brutale sensation qui envahit celui qui contemple la mort. Et la fascination qu’on éprouve à sa vue s’apparente à la paralysie qui immobilise la proie devant le serpent, ou à la posture du faux courageux qui prétend défier l’adversaire par un regard fixe, alors qu’en réalité cette fixité n’est que le masque de sa peur. Elle est aussi l’expression de l’effort fait pour comprendre. En Occident, une longue tradition assimile la vision à l’entendement, c’est-à-dire à la compréhension intellectuelle. Voir, c’est en quelque sorte s’emparer mentalement de l’objet : l’appréhender. C’est ainsi que nous nous exclamons « Je vois ! » quand nous voulons dire que nous avons enfin compris, de même que nous déclarons « je ne vois pas comment » pour avouer notre incapacité à résoudre une difficulté. Les anciens Grecs affirmaient déjà, avec Aristote, que la perception visuelle était la plus noble et la plus intellectuelle de nos facultés sensorielles. L’étrange prurit de voir des cadavres, de parcourir du regard des formes humaines inertes traduirait-il l’envie de comprendre le mystère de la mort ? Peut-être, sauf qu’ici aucun de nos sens ne nous aide. La mort est au-delà de l’intelligible : c’est l’ineffable, l’indescriptible, l’inénarrable ; elle est à proprement parler incompréhensible. Avec les limites propres à la physiologie humaine, nos sens ne nous informent que de ce qui se passe dans le monde de l’expérience quotidienne, c’est-à-dire dans le domaine empirique. Mais la mort transcende toute « empirie ».   L’illusion de comprendre C’est pourquoi le mystère de la mort nous accable. Pour comprendre l’univers, nous avons les sciences, dont nul ne peut cesser d’admirer les triomphes. Nous avons la Science, majuscule, qui régit et guide nos vies depuis plusieurs siècles et continuera sans doute longtemps de le faire. Mais le mystère de la mort persiste. Rien ne sert de théoriser : le trépas échappe à tout concept, à toute hypothèse. Inutile d’affirmer qu’il s’agit d’un « processus biologique » ou d’une « transformation physico-chimique ». De tels termes sont ridicules, d’une inadéquation grotesque pour rendre compte de la mort individuelle. Inutile de recourir à de pompeuses formules de biochimie ou de thermodynamique, quand pour moi, comme individu, ma mort sera la fin de toute loi biochimique ou thermodynamique. Entre les explications biomédicales sur le « comment » du trépas et les angoissantes interrogations sur le « pourquoi » (pourquoi moi ? pourquoi elle ou lui ? pourquoi précisément maintenant et pas avant ni après ?) s’ouvre un abîme vertigineux que toute la Science du monde ne nous aide pas à combler. Il ne nous reste donc qu’à regarder. Puisque nous ne pouvons pas comprendre, au moins pouvons-nous percevoir. Et, surtout, voir : dans le regard vit l’espoir, ou du moins l’illusion, de comprendre. C’est pour cela que les meilleurs observateurs de la vie humaine ont été aussi les meilleurs chroniqueurs de la mort. Tolstoï, le grand romancier russe, nous a donné avec La Mort d’Ivan Ilitch l’une des descriptions les plus précises qui soient sur le passage de vie à trépas. Dire « description clinique » serait sous-estimer la valeur de ses observations. Il s’agit d’un document très supérieur à tout ce que la clinique a produit, car le relevé des événements alentour est lié à la superbe intuition de la bataille qui se livre dans le for intérieur du personnage. Et quelle minutieuse attention aux détails extérieurs ! Les murmures des visiteurs, le dévouement empressé des proches, la lumière de la chambre, les bruits, les odeurs de la pièce : tout se mêle en une fresque magistrale avec les souvenirs du moribond. On a presque l’impression d’entendre les râles rauques et sifflants du brave Ivan qui quitte cette vie. Le philosophe Vladimir Jankélévitch raconte comment son père, médecin, était surpris par la véracité des descriptions d’agonisants chez Tolstoï. Il rappelait en particulier une phrase de l’écrivain dans une scène – « Il avait le regard attentif et concentré des moribonds » – et expliquait que Tolstoï employait le mot russe vnimanié, un vocable du langage familier qui signifie concentrer l’attention des sens sur un point particulier. Autrement dit, celui qui va mourir dirige son regard non sur l’environnement immédiat, mais vers quelque chose que nous ignorons, quelque chose qui existe dans « l’au-delà ». Jankélévitch nous rappelle que Tolstoï, méticuleux observateur, souligna cette « attention particulière » chez d’autres moribonds. Ainsi, dans Anna Karénine, quand Nicolas Lévine va expirer, subitement « il regarde devant lui avec une expression tendue et concentrée ». Que voit-il ? Nous ne le savons pas. Tolstoï ne le dit pas, parce que lui non plus n’en sait rien. Mais il me semble justifié de penser que ceux qui vont mourir tentent de voir quelque chose. L’envie de voir, le désir de découvrir avec nos yeux ne cesse pas lorsque la mort s’approche. Je dirais que l’attitude ambivalente se renforce : face au mysterium tremendum, beaucoup préfèrent détourner le regard. Mais lorsque son arrivée est imminente, la fascination l’emporte et les yeux se fixent dans cette expression d’« attention concentrée » que Tolstoï surprenait sur la pupille de ses mourants, quelques instants avant l’extinction définitive. S’aveugler, refuser de voir, ou stimuler l’attention et aiguiser le regard. Ce que les yeux contemplent quand ils paraissent fixer un point éloigné sur un horizon virtuel que nous ne connaissons pas n’est peut-être rien d’autre que l’immense mystère de la mort.   Cet article est paru dans Letras libres en août 2001. Il a été traduit de l’espagnol par François Gaudry.

Notes

1| C’est en 1914 que la morgue, rebaptisée « Institut médico-légal », sera transférée dans un bâtiment du quai de la Rapée, dans le XIIe arrondissement de la capitale.

2| Spectacular Realities: Early Mass Culture in fin-de-siècle Paris (University of California, 1998).

LE LIVRE
LE LIVRE

Thérèse Raquin de Émile Zola, Le Livre de Poche, 2011

ARTICLE ISSU DU N°59

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