Le grand art de Maria Callas

Elle avait un timbre voilé, sombre, qu’elle qualifiait elle-même de « presque noir ».


Portrait de Maria Callas réalisé lors de l’enregistrement de l’émission télévisée Small World, en 1958. © Domaine public

Maria Callas demeure un mythe. Près d’un demi-siècle après sa mort, en 1977 à Paris à l’âge de 53 ans, son aura est intacte et brille même davantage. Avec le temps, un aspect de sa personnalité mis en avant de son vivant tend en effet à s’estomper. Elle n’était pas toujours commode, ni insensible à la notoriété, et elle s’est laissé tenter par les plaisirs de la jet-set internationale. Mais on comprend mieux à présent combien l’image d’une diva capricieuse et tyrannique, jamais en reste d’un scandale et amoureuse du luxe, était largement le produit d’inventions des journalistes. 


La légende de la Callas, aujourd’hui, repose sur la combinaison de deux éléments. Tout d’abord un talent exceptionnel : même ceux qui ne sont pas prêts à voir en elle « la plus grande chanteuse d’opéra du XXsiècle, voire de tous les temps » (qualifications sans beaucoup de sens) reconnaissent qu’elle avait quelque chose d’unique et d’incomparable, qui jette sur les interprétations des cantatrices contemporaines l’ombre des siennes, inoubliables. Ensuite ce qu’il est convenu d’appeler son « destin tragique » : sa vie sentimentale malheureuse et surtout l’interruption précoce de sa carrière suite à la détérioration de sa voix pour des raisons jamais totalement élucidées, mais dans lesquelles l’usure engendrée par un travail acharné et l’enchaînement sans répit de rôles très exigeants a certainement joué un rôle.     


Des milliers de livres, d’articles, de reportages et de documentaires ont été consacrés à la Callas. Parmi les ouvrages publiés à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, en 2023, celui de Fabio Dal Corobbo a pour caractéristique de se concentrer sur son art. C’est un monument d’érudition à l’italienne farci de références, de noms et de longues citations. Au fil de l’analyse des représentations et des enregistrements, et du récit de ses rapports avec les chanteurs et les chefs d’orchestre, on saisit la nature de ce qui faisait sa singularité artistique. 


La voix de la Callas n’a cessé de donner lieu à des gloses et des interrogations.  Immédiatement reconnaissable – une ou deux mesures suffisent –, elle exerce un effet d’envoûtement et il est commun d’entendre dire qu’on ne peut pas l’écouter sans frissonner. Les musicologues peinent à définir sa tessiture. Était-elle une mezzo-soprano ou une soprano colorature ? Une soprano dramatique ou lyrique ? Sa voix de base se situait dans une position intermédiaire de soprano dramatique colorature. Mais un travail opiniâtre lui permit de l’étendre dans le grave comme dans l’aigu, pour finir par couvrir trois octaves. C’est une performance moins rare qu’on le dit parfois. Ce qui la distinguait était plutôt sa très forte intensité et, surtout, son timbre très particulier : un timbre voilé, sombre, qu’elle qualifiait elle-même de « presque noir » et que Fabio Dal Corobbo n’hésite pas à appeler « gothique ». On a dit que cette voix était laide. Elle n’avait assurément pas la pureté cristalline, l’homogénéité et le velouté de celle d’autres cantatrices. Parfois décrite comme une voix « grecque » ou « orientale », elle pouvait être rauque, stridente et sauvage. Et elle s’est progressivement dégradée. Mais, sauf dans les toutes dernières années, elle n’a jamais perdu sa puissance expressive.   


Maria Callas a très peu chanté Mozart, un peu davantage les opéras français, et Wagner et Beethoven à ses débuts seulement, en italien. Elle n’a jamais touché au lied, ni à la musique sacrée. Mais son répertoire couvrait tout l’opéra italien, des grands auteurs de bel canto (Bellini, Donizetti), qu’elle a contribué à arracher de l’oubli où ils étaient tombés, au vérisme de Puccini et Mascagni, en passant par les grands opéras romantiques de Verdi. Un trait commun des œuvres de ces compositeurs est que leur rôle-titre est le plus souvent celui d’un personnage de femme trompée, trahie, abandonnée, frappée par le sort : Norma, Lucia di Lammermoor, Aïda, La Traviata, Tosca, Madame Butterfly. Dans ces rôles, Maria Callas donnait toute la mesure de son formidable talent dramatique. 


Sur scène, elle avait des gestes d’une grande sobriété, en petit nombre et assez stéréotypés. C’est dans l’expression du visage que passait l’émotion et, surtout, dans la voix, à un degré qui a fait dire qu’elle devenait littéralement les héroïnes qu’elle incarnait. Comme elle a joué tous ces rôles bien avant d’être elle-même délaissée par l’homme de sa vie (le milliardaire Aristote Onassis), on a pu soutenir qu’en les choisissant elle avait pressenti son destin. N’est-ce pas aller trop loin ? Plus juste est l’observation selon laquelle se trahit dans l’intensité de ses interprétations la tension qu’engendrait chez elle la recherche éperdue de la perfection. Une quête permanente qui la conduisait à ne jamais chanter deux fois de la même façon et contribuait à conférer à chacune de ses prestations, si extraordinaire qu’elle fût, un caractère de précarité et de fragilité qui renforçait encore l’émotion qu’on ressentait en l’écoutant. 


Un des chapitres les plus éclairants du livre de Fabio Dal Corobbo est celui qu’il consacre au cycle de cours qu’elle a donnés à la Juilliard School de New York en 1971 et 1972. En public, elle y dispensait à de jeunes chanteurs des conseils techniques et livrait des observations sur la psychologie des personnages qui frappent par leur pertinence. Elle appelait aussi ses élèves à faire preuve d’humilité : « Souvenez-vous, nous sommes au service de personnes meilleures que nous : les compositeurs. » Dans les nombreux entretiens qu’elle a donnés, sa correspondance et ses souvenirs, Maria Callas se montre une personne plus intelligente, sensible, modeste et touchante qu’on l’a accusée d’être. Peu cultivée en dehors de la musique, elle possédait de celle-ci une connaissance profonde et éprouvait pour elle une totale dévotion. « Chanter pour moi, écrit-elle dans une note mise en exergue de son livre par Fabio Dal Corobbo, n’est pas un acte d’orgueil, mais seulement une tentative d’élévation vers ces Cieux où tout est harmonie. » Elle vivait pour la musique. Quand elle n’a plus pu chanter, elle a perdu le goût de l’existence.  


Pour en savoir plus


Diplômé en lettres classiques et en histoire, Fabio Dal Corobbo a soutenu en 2019 une thèse en musicologie sur Maria Callas, d’où son livre est tiré. 


En français, une excellente introduction est la biographie de René de Ceccatty : Maria Callas (Gallimard Folio, 2009). 


Deux nouvelles biographies détaillées sont parues, l’une en anglais, The Callas Imprint par Sophia Lambton (The Crepuscular Press, 2023), l’autre en allemand, Maria Callas: Die Stimme der Leidenschaft par Eva Gesine Baur (C.H. Beck, 2023). 


Sur Maria Callas à la Juilliard School : Callas at Juilliard: The Master Classes (Amadeus Press, 2003). 

LE LIVRE
LE LIVRE

Callas 100. La voce, la scena, il repertorio de Fabio Dal Corobbo, Mazziana, 2023

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