Le défi du nationalisme hindou
Publié dans le magazine Books n° 2, janvier - février 2009. Par Ian Buruma.
Le rêve de Nehru de construire une Inde laïque est ébranlé en profondeur par les ravages de la démagogie et l’essor d’une droite hindoue intolérante.
L’une des informations les plus curieuses que j’aie recueillies à Chandigarh, la capitale du Pendjab et de l’Haryana que Le Corbusier a conçue pratiquement à partir de zéro au début des années 1950, était qu’aucun de ses arbres n’était originaire d’Inde. Cela ajoute une touche d’artificialité à une ville surgie de rien, dotée de ronds-points géométriques et d’avenues baptisées de noms tels que V-2 Vertical ou V-4 Horizontal. « Chandigarh, dit un universitaire indien auquel je rendis visite à Delhi, symbolise tout ce qui est inauthentique dans l’Inde urbaine moderne!»
Tout dépend de ce que l’on entend par inauthentique. L’idée de Chandigarh, conçue par Jawaharlal Nehru, Premier ministre à l’époque où la cité a vu le jour, était d’en faire une ville nouvelle, « symbolique de la liberté de l’Inde, affranchie des traditions du passé, […] une expression de la foi du pays dans l’avenir ». Le passé de l’Inde était entaché par des siècles d’humiliation. Le style moghol des envahisseurs musulmans ne convenait pas à la nouvelle république indienne, pas plus que les frivolités gothiques ou indo-sarrasines du Raj britannique. Et comme Nehru souhaitait créer un État moderne, laïque, démocratique et internationaliste, opter pour un style hindou remanié n’était pas non plus une solution. Comme le souligne Sunil Khilnani dans son magnifique ouvrage sur la façon dont s’est définie la nation indienne, Nehru voulait que l’Inde « progresse grâce à un acte décisif qui rompe tant avec son passé antique qu’avec son histoire récente ». C’est pourquoi la ville fut bâtie selon le rationalisme du style international, sur une plaine déserte, après évacuation de quelques centaines de villageois qui n’acceptèrent de partir que lorsqu’on les eut avertis qu’en cas de refus, la police avait ordre de tirer.
Le Corbusier avait toujours désiré édifier un monument grandiose ou, mieux encore, une ville entière pour le meilleur des mondes : le palais de la Ligue des nations en 1927, le palais des Soviets en 1931, des « cités radieuses » pour Mussolini et le maréchal Pétain… Mais ces projets avaient échoué. Et ce n’est qu’en 1950, lorsque deux représentants du gouvernement du Pendjab frappèrent à la porte de son appartement parisien, que la chance lui sourit. « Corbu » imprima d’emblée sa marque impérieuse à l’entreprise. Lorsque ses hôtes l’invitèrent à venir en Inde, il rétorqua qu’il pouvait très bien dessiner leur ville depuis Paris, puis il les envoya à Marseille visiter son célèbre immeuble, l’Unité d’habitation.
En fait, l’architecte se rendit bien en Inde ; il y alla même vingt-deux fois. L’essentiel du plan de la ville de Chandigarh fut conçu en quelques heures. Corbu arriva au studio, prit une feuille de papier et un crayon et déclara : « Voici la tête », tout en traçant les bâtiments gouvernementaux, « et voilà l’estomac, le centre-ville ». Il savait ce qu’il voulait. « La doctrine triomphe et nous guide », disait-il. La doctrine de Le Corbusier, cela va sans dire. Il aima travailler en Inde. Il trouvait « pittoresques » les ouvriers, y compris les femmes qui s’échinaient en saris multicolores. On leur versait un salaire de misère et ils n’étaient même pas logés. Mais, comme il le soulignait, « l’avantage de l’esclavage dans les hautes et nobles œuvres d’architecture », c’est que l’on peut changer d’avis du jour au lendemain sans se préoccuper des surcoûts de main-d’œuvre.
Corbu constituait donc, remarque Khilnani, « un choix curieux comme premier architecte de l’Inde démocratique ». Nehru et lui semblent pourtant s’être bien entendus, et les deux hommes avaient en réalité des approches parallèles. Khilnani, chercheur en science politique, souligne que Nehru a accordé à son peuple la démocratie constitutionnelle fondée sur le suffrage universel, non pas parce qu’une forte demande populaire s’exprimait en ce sens, mais parce que lui-même croyait en ses vertus. Après avoir jeté les bases institutionnelles de la démocratie, Nehru entendait agir comme une sorte de guide bienveillant ouvrant la voie à une vie politique laïque, les Indiens devant s’habituer peu à peu aux mécanismes de la démocratie. L’idée était donc de créer en premier lieu les outils politiques – et de construire les bâtiments –, le reste suivrait. Le fond de l’argumentation de Khilnani est que l’idée politique que Nehru se faisait de l’Inde, centrée sur l’État, était ce que tous les Indiens auraient en commun, quelle que soit leur caste ou leur foi. «L’État, écrit Khilnani, se grava peu à peu dans l’esprit des Indiens d’une façon totalement nouvelle par rapport à toute initiative politique antérieure. »
L’une des critiques les plus fréquemment adressées à Nehru et à Le Corbusier est de n’avoir pas pris en compte les conditions de vie et les traditions indiennes. Si seulement l’idée que Nehru se faisait de l’Inde avait mieux « reflété » les sentiments religieux et culturels des Indiens ordinaires, m’ont confié plusieurs intellectuels, le retour virulent du chauvinisme hindou auquel on assiste ne se serait peut-être jamais produit. Reste à savoir comment ces sentiments auraient pu se refléter dans les institutions gouvernementales. Les chauvinistes hindous eux-mêmes ne le savent pas très bien et restent divisés sur la question. Certains veulent simplement casser du musulman, tandis que d’autres voudraient transformer l’Inde en un État hindou. Mais dans la mesure où les hindous constituent une communauté très diverse, composée de nombreuses sectes, et où l’hindouisme n’a jamais été une religion unifiée comme le christianisme ou l’islam, l’idée d’un État hindou reste extrêmement vague. La vision de Gandhi, qui considérait l’Inde comme une société spirituelle villageoise, a toujours ses admirateurs, mais elle n’est guère viable.
Une « architecture organique »
Khilnani a raison de dire que Nehru « avait parfaitement conscience de la profondeur et de la pluralité des croyances religieuses. C’est d’ailleurs pour cela qu’il était convaincu de la nécessité de maintenir les identités sociales hors de l’arène politique ». Là encore, le parallèle avec l’internationalisme moderniste de Le Corbusier est frappant. Mais Nehru – malgré ses études à Harrow et Cambridge, et en dépit de son attirance pour le socialisme fabien (1) – était également un nationaliste. Il ne voulait pas seulement imiter l’Occident. Et Corbu n’a pas conçu Chandigarh pour qu’elle ressemble à une ville européenne. Dans une lettre à ses collaborateurs, il explique qu’il est à la recherche d’une « architecture organique […] qui ne serait pas une architecture anglaise, française ou américaine, mais une architecture indienne de la seconde moitié du XXe siècle ».
Curieusement, il préférait utiliser le terme « hindou » plutôt qu’« indien ». Il demanda à ce que trois « architectes hindous » soient attachés à son studio parisien afin d’y être formés au modernisme, lequel devait préserver les liens avec la « civilisation hindoue ». Peut-être que l’utilisation du terme était aussi dans la lignée de Nehru, au sens où celui-ci, après s’être battu toute sa vie contre les préjugés de caste, dirigea un gouvernement dominé par des hindous de caste supérieure. Et Chandigarh, peuplée de bureaucrates, n’est pas autre chose qu’une ville destinée aux hautes castes.
Je suis arrivé à Chandigarh en train depuis Delhi. Les chemins de fer indiens ont un système de classes presque aussi complexe que l’ordre des castes. Il existe six classes. J’étais dans une voiture dite « AC Chair Car », qui se situe un peu au-dessus de la « première classe ordinaire », mais en dessous, je crois, de la « AC première classe (2) ». À côté de moi était assis un jeune Pendjabi élégamment vêtu et débordant d’énergie, qui travaillait pour une entreprise de peinture. Il adorait Chandigarh. Il disait, employant des termes que je devais réentendre souvent par la suite, que c’était une ville « propre et nette », bien différente de Delhi, « un endroit affreux ». Avec un policier pour cent habitants, Chandigarh est également une ville très sûre. Mais, admettait-il, « c’est aussi un lieu de frime : grandes maisons, Mercedes Benz, tout y est, même Pierre Cardin… »
La première chose qui frappe quand vous débarquez à la gare, en dehors de sa remarquable propreté, ce sont les procédures bureaucratiques. Au lieu de la cohue qu’on rencontre partout ailleurs, vous devez faire la queue pour acheter un ticket qui vous permettra de prendre un taxi ou un rickshaw motorisé, de sorte que tout le monde attend indéfiniment : tout est propre et net, et même discipliné, mais d’une totale inefficacité. Comme il en va pour d’autres cités-jardins modernes, comme Canberra, il est difficile de dire où commence exactement la ville, ou même si l’on est vraiment dans une ville. Vous découvrez des ronds-points et des avenues rectilignes filant au milieu de bungalows et de bâtiments modernes à demi dissimulés par la végétation. Le « centre-ville », baptisé Secteur 17, est une place au sol de béton brûlant comme un four, entourée de boutiques. Personne n’habite ici. Après 19 h 30, l’endroit est mort. Chacun est rentré chez soi, dans les Secteurs 9, 16 ou 25, en fonction de la position occupée dans la hiérarchie bureaucratique. Plus le chiffre est petit, plus haute est votre place. Les célèbres bâtiments gouvernementaux de Le Corbusier, le Secrétariat, la Haute Cour et l’Assemblée, sont situés dans le secteur 1.
Mais vous ne verrez pas le Secteur 1 avant d’y avoir pénétré. Car, entre les «temples de la démocratie » (selon les termes de Nehru) et le reste de la ville, s’étendent de vastes étendues d’arbres et de buissons, et plusieurs parcs. Les bâtiments gouvernementaux ne manquent ni de grandeur ni de beauté. Dire qu’ils sont démesurés pour un gouvernement provincial, c’est passer à côté de la question : ces temples ont été conçus pour représenter bien autre chose que les seuls États du Pendjab et de l’Haryana.
Des mauvaises herbes dans le béton
Nirad Chaudhuri, le prophète bengali de la décadence, compara un jour Chandigarh à ces Rolls-Royce que s’offrent les maharadjas du désert avant de les abandonner (3). Pour lui, toutes les réalisations des civilisations étrangères supérieures sont vouées à tomber en poussière sous le soleil tropical. D’autres, généralement plus jeunes et plus à gauche sur l’échiquier politique, considèrent Chandigarh comme la marque de la soumission de l’Inde aux maîtres et modèles occidentaux. Cela ne signifie pas que les Indiens de la génération de Nehru n’étaient pas nationalistes. Ils l’étaient, et bien souvent ils étaient également anti-occidentaux. (Le Corbusier voyait en l’Inde et la France des alliés naturels contre l’« américanisme ».) Mais, comme la plupart des pays en développement, l’Inde a tendance à imiter ceux dont elle redoute la puissance.
Khilnani considère Chandigarh comme un échec. La ville n’a jamais réussi à produire « une société d’individus laïques, ni une politique moderniste… ». On le comprend quand on est dans le Secteur 1. L’Assemblée, dont la moitié est occupée par le corps législatif pendjabi et l’autre par celui de l’Haryana, est entourée de barrières métalliques et de barbelés, et gardée par des policiers lourdement armés. Il faut un permis spécial pour s’approcher des temples de la démocratie. La raison de toutes ces mesures de sécurité est l’attentat à la voiture piégée perpétré par les séparatistes sikhs en 1995, qui coûta la vie au Premier ministre du Pendjab de l’époque. Je pus visiter les lieux car j’étais accompagné de Sumit Kumar, secrétaire du Secrétariat. De l’Assemblée, nous apercevions, de l’autre côté d’une immense place qui ressemble à un lac de béton, la silhouette austère de la Haute Cour. Le Corbusier avait conçu l’esplanade comme un lieu de rencontre des citoyens démocratiques qui, tels de modernes Athéniens, s’y rassembleraient pour débattre des questions politiques. Ce jour-là, la place était déserte. Des mauvaises herbes poussaient ça et là dans les fissures du béton. « Problèmes de sécurité », commenta M. Kumar. Les gens venaient-ils ici avant l’attentat ? « Pas vraiment », avoua-t-il.
À un certain niveau, donc, Chandigarh représente la coquille vide de la démocratie indienne, un décor sans contenu, un musée dédié au rationalisme implacable d’un architecte moderniste français et à l’optimisme naïf du premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante. Au mieux, cette Brasilia indienne est une confortable banlieue à l’intention des fonctionnaires qui préfèrent fuir le tohu-bohu crasseux de l’Inde urbaine.
La revanche de l’Inde villageoise
Mais une fois dépassées les premières impressions, vous commencez à remarquer comment l’improvisation a humanisé et, de fait, « indianisé » une partie du rationalisme de Le Corbusier. Celui-ci avait prévu d’immenses parkings automobiles à une époque où le principal moyen de transport était le char à bœufs. Il édifia également de larges artères commerçantes en lieu et place des traditionnels marchés en plein air. Très vite, de nombreux parkings furent transformés en bazars, non pas à l’initiative des architectes, mais par les citoyens ordinaires. On appelle cela le « développement non planifié ». Un des exemples les plus éclatants est constitué par les bidonvilles qui s’étendent à la périphérie de la ville. Là, on peut constater non seulement l’invasion du rêve urbain de Corbu par l’Inde villageoise et miséreuse, mais aussi relever les signes indiquant que les idéaux politiques de Nehru se sont réalisés d’une drôle de façon.
Les bidonvilles ne sont pas appelés bidonvilles, mais « colonies ». Il n’avait jamais été prévu que les ouvriers pauvres restent à Chandigarh. Ils étaient censés retourner d’où ils venaient. Ils sont bien entendu restés et se sont installés dans des quartiers illégaux qui ne sont rien d’autre que des villages déplacés. Au début, le gouvernement envoyait de temps à autre des policiers qui chassaient les gens et brûlaient leurs maisons. Mais avec le temps, à mesure que la démocratie de Nehru s’enracinait dans le pays, les hommes politiques ont commencé à percevoir les avantages de cette situation. En échange de leurs voix, ils ont promis aux pauvres de légaliser telle colonie, puis telle autre. On a même vu des responsables de l’opposition commanditer l’incendie d’un bidonville pour pouvoir promettre de le reconstruire s’ils étaient élus. Et c’est ainsi, de façon rude, que la protection de l’État s’étend aux castes les plus basses au travers de leurs élus.
Vous reconnaissez un bidonville du Nord de l’Inde à la présence de cochons fouillant de leur groin le terrain herbu où les hommes et les jeunes garçons s’accroupissent pour se soulager. Je me suis rendu dans une de ces « colonies » proche de l’université en compagnie de M. Kumar, vêtu d’un costume crème immaculé, et d’un avocat de la Haute Cour qui tenait sous son nez un mouchoir blanc. Par rapport à d’autres bidonvilles indiens, celui-ci était loin d’être le pire. Les maisons y étaient construites de briques et de boue. Certaines avaient un toit en tôle ondulée. Beaucoup étaient recouvertes de bâches en plastique bleu. L’électricité provenait de branchements – illégaux, bien entendu, mais tolérés grâce à la protection politique – bricolés à partir des lignes passant au-dessus de nos têtes. Il y avait même des téléviseurs. (« Ils veulent la télévision, remarqua M. Kumar, mais pas d’écoles. ») Nous ne nous sentions absolument pas en danger. Les gens nous regardaient d’un air indifférent. Ils étaient pauvrement vêtus, les enfants souvent en haillons. Beaucoup d’entre eux devaient être des dalits, la caste la plus basse, que leurs activités traditionnelles – collecte de chiffons, nettoyage des latrines, ménage, inhumation des corps et tannage du cuir – rendent «intouchables». Le reste des habitants appartenait probablement aux « autres classes arriérées » (« Other Backward Classes », ou OBC), au sort légèrement plus enviable.
« Ces gens, expliqua M. Kumar, ont désormais le pouvoir. Les politiciens se fichent pas mal de nous, ajouta-t-il en pointant un doigt sur sa poitrine couleur crème. Mais ces gens représentent la majorité en Inde, et tous votent. » Il ne dit pas cela avec colère, mais par inquiétude. Car, ajouta-t-il, « les hommes honnêtes ne sont jamais élus ». Ce sont des démagogues sans scrupule issus des castes inférieures qui se font investir en faisant aux pauvres des promesses irresponsables. Pour avoir un bon gouvernement, il faut des gens honnêtes, poursuivit-il. Or, de nos jours, il y a trop de crapules dans la politique indienne. « Quand vous faites tout pour plaire à votre caste, vous progressez, mais quand vous essayez d’être rationnel, vous êtes écarté. C’est ça, la nature de la politique aujourd’hui. »
Poison communautaire
Khilnani a sans doute raison. L’idée d’un État protecteur s’est enracinée dans l’esprit des Indiens, mais peut-être pas tout à fait de la façon envisagée par Nehru. À partir des années 1980 et comme jamais auparavant, la politique a divisé les Indiens selon les frontières des castes ou des régions. L’idée que se faisait Nehru de l’Inde s’est désintégrée dans les idées concurrentes d’identité hindoue, tamoule ou dalit. Mais Khilnani avance une autre affirmation, qui dénote une certaine dose d’optimisme libéral. Il dit que « la démocratie constitutionnelle a prouvé qu’elle était l’instrument le plus fiable dont nous disposions » pour « civiliser le pouvoir politique ». J’aime à croire que c’est vrai.
On date parfois très précisément la mort de la laïcité prônée par Nehru : 6 décembre 1992. Le poison communautaire s’était déjà infiltré dans la politique indienne par le passé mais, ce jour-là, à Ayodhya, une ville d’Uttar Pradesh située à environ 500 kilomètres à l’est de New Delhi, une foule de fanatiques hindous rasa une mosquée inutilisée datant du XVIe siècle, la Babri Masjid, car ils croyaient qu’elle avait été édifiée par Babur, fondateur de la dynastie moghole, sur le lieu de naissance de Rama, le mythique roi hindou. D’après la légende, il y avait autrefois un temple à Rama à cet endroit, et les chauvinistes hindous entendaient le «reconstruire ».
Ils affluèrent donc à Ayodhya des quatre coins de l’Uttar Pradesh, mais aussi du Gujarat et du Maharashtra, dans l’ouest de l’Inde, ainsi que de l’Andhra Pradesh et du Karnataka, loin au sud. Il y avait là des sadhus (ascètes hindous) échevelés et à demi nus, des militants nationalistes, des jeunes urbains en jeans et bandanas jaunes, des croyants fanatiques et tout une racaille résolue à en découdre. La plupart des musulmans avaient fui dans les jours précédents, terrorisés par les voitures qui traversaient à toute allure leurs quartiers en diffusant à plein volume des cassettes audio de bruits d’émeutes et de hurlements. Depuis plusieurs années, les nationalistes hindous avaient été échauffés par des hommes politiques appelant à faire couler le sang musulman à grand renfort de cassettes vidéo et audio, par des feuilletons télévisés consacrés à Rama et d’autres héros hindous, et par des articles de presse évoquant le « martyre » hindou à la suite d’une première tentative d’attaque de la mosquée qui avait tourné court et violemment dégénéré Pour les motiver un peu plus, L.K. Advani, un ancien critique de cinéma devenu chef du parti nationaliste hindou, le BJP (Bharatiya Janata Party), organisa une pseudo-procession religieuse au cours de laquelle, tel un dieu-roi, il se fit conduire du Gujarat à Ayodhya à bord d’une Toyota décorée comme le char d’une épopée hindoue (4). L’objectif affiché de la campagne était d’édifier sur le site de la mosquée un nouveau temple dédié à Rama. Mais le véritable but était de mobiliser la communauté hindoue de tout le pays afin qu’elle apporte ses voix au BJP. Le principal défi à la vision de Nehru n’est pas venu de la foule hystérique, mais de certains politiciens qui ont mis le communautarisme au cœur du champ politique indien.
Lorsque les émeutiers furent enfin dispersés, le 7 décembre, treize hommes et enfants musulmans qui n’avaient pu fuir étaient retrouvés assassinés à coups de couteaux et de pioches. (Beaucoup d’autres moururent au cours des émeutes qui éclatèrent dans d’autres villes.) Plus d’une vingtaine de mosquées furent endommagées. Des maisons et des boutiques appartenant à des musulmans furent pillées et réduites en cendres. Et la police, formée pour l’essentiel d’hindous de basses castes, encouragea la foule en ricanant ou en regardant ailleurs. Les pillards braillaient une chanson à la gloire de Durga, la déesse-mère. En voici les paroles : « Mère, tes fils t’appellent. Viens ; nous nous couperons la tête et te l’offrirons. Apporte ton bol, nous l’emplirons de sang. Entends mes supplications, comble mes vœux, donne-moi Ayodhya, donne-moi Mathura, donne-moi Kashi (5). » On dit que Mathura est le lieu de naissance de Krishna, le héros divin qui épousa 16 000 trayeuses de lait et eut 160 000 enfants ; Kashi est la ville sainte de Bénarès, où une autre mosquée fut construite par les Moghols sur l’emplacement d’un temple hindou. Ces deux lieux n’ont pas encore été « libérés » par les foules hindoues. La mosquée de Bénarès est étroitement surveillée par des policiers armés postés derrière de hautes barrières.
Ayodhya offre un violent contraste avec Chandigarh : à près de 600 kilomètres au sud-est de la cité de Le Corbusier, c’est une ville ancienne, sale, pleine de temples parfois très délabrés, peints en bleu cobalt, jaune d’œuf ou vert pistache. La ville est située au cœur de l’Uttar Pradesh, un État de la « Ceinture hindi (6) » qui a vu naître non seulement Nehru mais huit des treize Premiers ministres qu’a connus l’Inde depuis l’indépendance. Les musulmans forment environ 10 % de la population d’Ayodhya et, jusqu’en 1992, ils y vivaient en paix. Les tenues des prêtres hindous sont généralement confectionnées par des tailleurs musulmans. Lorsque je me rendis à Ayodhya, quelques années après les événements, la plupart des musulmans étaient rentrés chez eux. Les gens d’ici ne voulaient pas de problèmes, me dit-on. Tout cela avait été l’œuvre d’« étrangers ».
On m’emmena dans un temple dirigé par un homme d’affaires du Bihar ayant fait faillite. Dans la cour, un groupe de veuves, jeunes et vieilles mêlées, psalmodiait les louanges à Rama. Elles chantaient en réalité pour gagner leur souper car, privées du droit d’hériter, elles représentaient un fardeau pour leurs familles. On m’avait dit qu’un membre important du Vishva Hindu Parishad, ou VHP, séjournait à ce moment-là au temple. Comme le VHP, une organisation militante créée en 1964 pour unifier la communauté hindoue et aile radicale du BJP, avait joué un rôle essentiel dans l’affaire d’Ayodhya, je souhaitais le rencontrer. Il s’appelait Acharya Giriraj Kishore et c’était le secrétaire général de son mouvement. Après avoir été minutieusement fouillé par un garde du corps, je fus introduit en sa présence.
La hantise des musulmans
Kishore était un petit homme rondouillard arborant une longue chevelure blanche. Il était étendu sur son lit, ses mains boudinées scintillant d’or. Il portait au front les marques blanches de sa caste. Son garde du corps, qui portait des chaussures de prix et sentait le parfum, allait et venait devant la porte. Je demandai à Kishore ce qu’il pensait de la situation politique indienne. Le principal problème, me répondit-il, est l’absence d’unité nationale. La politique d’apaisement à l’égard des musulmans constitue un danger, de même que la politique des États-Unis, qui complotent pour que l’Inde se désintègre à la manière de l’Union soviétique. Je l’interrogeai alors sur le temple de Rama. Il sera construit d’ici deux ans, m’assura-t-il. Sinon, le VHP lancera une campagne d’« agitation ». Je lui demandai ce que cela pourrait impliquer. Il ferma les yeux et demeura silencieux quelques instants. Puis, brusquement, il fit une déclaration proprement stupéfiante : « La solution au problème musulman est simple. Les Blancs, les hindous et les Israéliens doivent s’unir, ainsi nous réglerons une fois pour toutes le problème musulman. »
En fait, personne n’a le droit de construire quoi que ce soit sur les ruines de la Babri Masjid. Les militants du VHP et les paramilitaires du RSS (7) ne peuvent approcher du site. Et, pour éviter de nouveaux désordres, le gouvernement central a acheté le terrain. De façon absurde, on a confié à la Haute Cour de Delhi le soin de déterminer qui, des hindous ou des musulmans, pouvait légitimement revendiquer le lieu saint. Ainsi, les juristes devront établir si le légendaire Rama est bien né à cet endroit, s’il y a jamais eu, oui ou non, un temple hindou sur le site, et ce qu’a fait exactement Babur en 1528. Il est possible que l’on ne puisse jamais rendre de verdict, ce qui arrangerait bien le gouvernement. En attendant, les fidèles peuvent rendre hommage à une statue de Rama installée dans un autel improvisé au sommet de la mosquée démolie. Et à Ayodhya, des centaines d’artisans rémunérés par le VHP taillent et cisèlent de coûteux blocs de pierre rose du Rajasthan pour un temple à Rama qui pourrait ne jamais voir le jour. « Tout cela est purement politique, m’expliqua un journaliste local qui me fit visiter les lieux. Ils veulent montrer aux hindous que le travail avance (8). »
Aujourd’hui, le site de la Babri Masjid détruit ressemble à une forteresse. Vous devez d’abord franchir deux barrages de police, puis passer au travers d’une cage métallique gardée par des policiers armés, puis franchir de nouveaux points de contrôle avant de pouvoir enfin accéder à l’autel, que l’on aperçoit entre barreaux métalliques et barbelés. L’autel lui-même, où sont exposés Rama et Hanuman, le dieu-singe, est entouré de policiers. On presse les fidèles d’avancer, personne n’est autorisé à s’attarder. Une rangée de dix moniteurs vidéo diffuse les images de toutes les entrées du temple. Ce jour-là, l’un d’eux était en panne. Un singe avait mordu un câble. J’ai repensé à cette scène en visitant les temples de la démocratie à Chandigarh. Le contraste était trop beau : rationalisme et religion, modernité et tradition, les temples de Le Corbusier et le sanctuaire de Rama, les uns comme l’autre sous protection armée, et tous au service d’un message politique.
S’en tenir à ce parallèle serait toutefois trompeur. Car le nationalisme hindou est une idée aussi moderne que l’est la conception laïque de l’Inde selon Nehru. D’une certaine façon, Ayodhya et Chandigarh sont les deux faces d’une même médaille. L’ouvrage le plus complet paru à ce jour sur le nationalisme hindou est celui du Français Christophe Jaffrelot (9). Il est peut-être trop exhaustif pour le non-spécialiste, qui risque d’être rebuté par l’accumulation de détails. Mais ce livre représente un tour de force intellectuel, et l’argumentation de Jaffrelot est limpide. Le nationalisme hindou n’est ni ancien ni religieux ; il s’agit d’un phénomène politique apparu dans les années 1920, à une époque où les intellectuels indiens débattaient de différentes conceptions de la nation. Un texte clé à cet égard, cité par Jaffrelot, est le livre de V.D. Savarkar, Hindutva. Who Is a Hindu? («L’hindouité. Qui est hindou ? »), publié en 1923. Savarkar s’est inspiré de Mazzini, Darwin et Herbert Spencer. Mais sa principale inspiration est la peur – la peur que les «faibles» hindous, divers et désunis, dépourvus d’idéologie, de dogme, de Mecque ou d’Église universelle, soient submergés par les « forts » chrétiens et musulmans. Cette peur est toujours au cœur du nationalisme hindou aujourd’hui. C’est pourquoi les démagogues du VHP ont promis en 1992 de nettoyer Ayodhya de tous ses musulmans et d’en faire le Vatican hindou.
Comme beaucoup de penseurs européens qui se sont servis de la religion pour façonner les identités nationales, Savarkar n’était pas lui-même un homme pieux. Mais il pensait que les rituels et les pèlerinages hindous étaient utiles « d’un point de vue national et racial ». Rama, l’idole que l’on vénère à Ayodhya, n’est d’ailleurs pas considérée comme une divinité par tous les hindous. Seuls les vaishnavas – les disciples de Vishnou, dont Rama est une des incarnations – le considèrent ainsi. Mais, aux yeux de Savarkar et de ses épigones modernes, Rama est le roi symbolique des hindous, le père de la nation. « Certains d’entre nous, écrit-il, vénèrent Rama comme une incarnation, d’autres l’admirent comme un héros et un guerrier, tous l’aiment comme le plus illustre des monarques représentatifs de notre race (10). »
À la différence de Gandhi, qui utilisa la métaphore de l’Inde-village pour défier le Raj, les nationalistes hindous reprirent à leur compte les symboles de la puissance britannique. Le RSS, secte hindoue paramilitaire fondée en 1925, entraînait ses jeunes recrues, vêtues de shorts kaki, aux accents de marches militaires anglaises. La plupart des nationalistes hindous appartenaient aux hautes castes. L’idée qu’ils se faisaient de l’Inde était celle d’une nation hindoue puissante et dirigée par ses castes supérieures. Gandhi voulait émanciper les intouchables et protéger les musulmans. Un fanatique hindou fasciné par Savarkar estima que c’était une raison suffisante pour l’assassiner.
Mère Teresa et la déesse Durga
Les débats politiques qui se déroulèrent en Inde dans les dernières décennies de l’Empire britannique n’étaient pas très différents de ceux qui avaient lieu à la même époque en Europe, en Chine ou au Japon. Un État-nation moderne devait-il être laïc, démocratique et ethni¬quement neutre, ou devait-il « refléter » une culture, une religion ou une race homogènes ? Le chauvinisme hindou a souvent été comparé au fascisme, voire au nazisme. Jaffrelot montre que certains idéologues importants admiraient Hitler et se sont inspirés des idées allemandes. Il cite le gourou du RSS, M.S. Golwalkar : « Afin de préserver la pureté de la Race et de sa culture, l’Allemagne a choqué le monde en débarrassant son sol des Races sémites – les Juifs. La fierté raciale s’est manifestée ici à son plus haut degré. L’Allemagne a également montré qu’il était quasiment impossible à des Races et des cultures aux différences radicales d’être assimilées dans un ensemble unifié – une bonne leçon que nous devons apprendre et méditer ici, dans l’Hindoustan. »
Mais Jaffrelot met en garde contre les équations simplistes. Les hindous ont rarement été des fétichistes du sang et de la race. Ils ont toujours dit vouloir intégrer les minorités dans le creuset hindou. Ils continuent à exprimer ce souhait aujourd’hui. J’ai vu des photos de Mère Teresa dans des sanctuaires dédiés
à Durga, la Déesse-mère. Et un porte-parole du BJP de Lucknow m’a expliqué que, les musulmans indiens étant
des convertis, Rama est leur ancêtre divin à eux aussi. Le problème avec les
musulmans, c’est leur refus de renoncer à leur foi.
Pourtant, pendant une trentaine d’années au moins après l’indépendance, l’idée que se faisait Nehru de l’Inde a prévalu. La loi interdisait toute utilisation de symboles religieux à des fins électorales. En attirant à son parti du Congrès le soutien de la plupart des hindous de haute caste, y compris de nombreux tradi¬tionalistes, ainsi que celui des musulmans, dont il essayait de protéger les intérêts, il a marginalisé les chauvinistes hindous. Quoique dans l’opposition, socialistes et communistes partageaient ses conceptions laïques. Cependant, comme le souligne Jaffrelot, les graines des futurs problèmes ont été semées dès 1948, et par le parti du Congrès lui-même, à Ayodhya. Cette année-là en effet, tout en se présentant lui-même comme un parangon d’orthodoxie hindoue, le candidat du Congrès dépeignit son adversaire socialiste à une élection locale comme un matérialiste dépourvu des valeurs spirituelles hindoues. L’année suivante, des fanatiques entraient de force dans la mosquée d’Ayodhya et y plaçaient une statue de Rama. Les plus dévots des hindous accueillirent cet événement comme un miracle.
De nouveaux coups furent portés à l’édifice laïc de Nehru par sa propre fille, Indira, qui remplaça sa démocratie de haut en bas [en français dans le texte] par ce que Sunil Khilnani appelle « une conception jacobine de la souveraineté populaire directe ». De plus en plus de gens votaient. Et pour obtenir leur soutien, Mme Gandhi conclut des arrangements avec les séparatistes sikhs, les nationalistes hindous et les musulmans, leur promettant à tous une protection de l’État en échange de leurs voix. Son fils Rajiv poursuivit dans cette voie. Malgré le caractère laïc de la Constitution indienne, les musulmans furent autorisés à bénéficier d’une législation particulière sur le mariage – au grand bénéfice des hommes musulmans mais pas des femmes, dont les droits, après un divorce, sont restreints. Comme pour rétablir l’équilibre, Rajiv donna le coup d’envoi de sa campagne électorale de 1989 près d’Ayodhya, car, déclara-t-il, « cette terre sacrée est la terre de Rama ». Et c’est Rajiv qui donna l’ordre de déverrouiller les grilles de la mosquée d’Ayodhya, disputée mais abandonnée, premier pas vers une restitution du site aux hindous.
Le résultat de tous ces gestes envers les sentiments communautaires me fut décrit à Lucknow, la capitale de l’Uttar Pradesh, par un vieux fonctionnaire fatigué dont la confiance dans les hommes politiques s’était amenuisée au fil des années qu’il avait passées à leur service. Un portrait de Nehru était accroché au mur de son bureau. Il déclara que la pire erreur des Gandhi (mère et fils) avait été de « placer le parti du Congrès sur le terrain du BJP ». En instrumentalisant par calcul politique les castes et les croyances, ils ont rendu le nationalisme hindou respectable. Lorsque le monopole qu’exerçait le parti du Congrès sur le pouvoir s’est effondré, à peu près à la fin de la guerre froide, beaucoup de traditionalistes hindous de haute caste reportèrent leur allégeance sur le BJP (11). V.S. Naipaul a décrit ce phénomène comme étant un grand éveil, une étape nécessaire vers la « conscience de soi ». Ce qui pourrait surtout dénoter une certaine naïveté historique. Si quelque chose s’est réveillé, c’est l’idée de l’Inde selon Savarkar, que Nehru avait si habilement discréditée.
La politique du BJP joue sur les peurs et les frustrations des hindous de hautes castes : la peur que les castes inférieures, grâce à la discrimination positive (les emplois publics réservés), finissent par évincer les castes supérieures des postes administratifs âprement disputés ; la peur de voir les musulmans jouir d’avantages injustifiés ou contribuer, du fait de leur comportement « rétrograde », à maintenir l’Inde dans la faiblesse et la pauvreté. Depuis que musulmans et hindous des castes inférieures sont devenus politiquement actifs, les hindous de haute caste se sentent vulnérables. Ils craignent l’érosion de leur domination. Le BJP ne promet pas tant le retour à un âge d’or hindou que l’avènement d’un État hindou puissant et moderne avec Ayodhya pour Vatican. Rien de tout cela n’est traditionnel, ni même nécessairement antidémocratique.
« Totalement moderne, totalement indien »
Une petite promenade autour de mon hôtel à Lucknow me révéla un aspect du climat actuel en Inde, ou en tout cas dans la ceinture hindi. Une sorte d’affirmation nationale, pimentée d’une pointe d’agressivité, flottait dans l’air. Devant l’entrée de l’hôtel se dressait une grande statue flambant neuve de Subhas Chandra Bose, le chef nationaliste bengali qui fit alliance avec l’armée impériale japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. On voit fréquemment sa photo dans les bureaux du VHP ou du RSS. Bose était l’un de ceux pour qui l’idée de la nation devait se fonder sur la discipline militaire et le Führerprinzip. Avec ses bottes de cavalier et son uniforme, l’allure arrogante de ce dur à la silhouette rondelette offre un contraste saisissant tant avec le doux Gandhi qu’avec Nehru, le mélancolique anglophile.
Derrière la statue de Bose étaient placardées des publicités pour des cours d’informatique, des écoles et divers produits de consommation : « Totalement moderne, totalement indien. » Un établissement d’enseignement supérieur, qui promettait de brillantes perspectives de carrière, se mettait en avant ainsi : « Soyez indien, restez indien. Aujourd’hui vous pouvez bénéficier d’une éducation 100 % indienne – avec nous. » Au-delà de ces panneaux publicitaires s’étendait un bidonville d’une misère terrifiante : taudis faits de vieux chiffons, noirs de crasse ; enfants aux cheveux couleur cuivre – en raison de la malnutrition – jouant dans les ordures où des hommes venaient déféquer. C’étaient des dalits.
L’affirmation de l’identité nationale était frappante, mais celle des identités de castes l’était plus encore. L’une des premières initiatives de Mme Mayawati, elle-même dalit, après son élection au poste de Premier ministre de l’Uttar Pradesh en 1997, fut de faire ériger des statues de B.R. Ambedkar, l’ancien leader des «intouchables ». Ambedkar, le nez chaussé de lunettes et l’index pointant, comme celui de Lénine, vers un avenir meilleur, était lui-même issu de la plus basse des castes. Ministre de la Justice de Nehru en 1947, il participa à la rédaction de la Constitution indienne qui rendit illégales les discriminations fondées sur la caste. Mais il fut tellement déçu de la lenteur avec laquelle les choses progressaient qu’il se retira de la vie politique et devint bouddhiste. Après l’élection de Mme Mayawati, Ambedkar fit son apparition partout, à Lucknow, dans les « villages Ambedkar » autour de Lucknow, et, de fait, aux quatre coins de l’Uttar Pradesh. La demande de statues d’Ambedkar était si forte que les sculpteurs ne parvenaient pas à tenir le rythme. Un grand Ambedkar en bronze fut érigé dans le centre de Lucknow, face à un Gandhi plus ancien et de taille plus modeste.
Un poste de police puissamment gardé est encastré à l’arrière du socle de la
statue d’Ambedkar. « Problèmes de sécurité », m’informa-t-on. Ashok Priyadarshi, secrétaire du gouvernement de l’Uttar Pradesh, m’emmena visiter le grand projet de Mme Mayawati : l’Ambedkar Park. Pendant le trajet, il m’expliqua que Mme Mayawati avait transformé pour toujours la scène politique de l’Uttar Pradesh. Les statues et les villages Ambedkar pourraient n’être vus que comme de simples gestes sans conséquence, mais ils ont une grande signification. Les dalits se sont réveillés. Ils vont exprimer leur pouvoir grâce aux urnes. Il m’annonça cela sur le ton neutre du fonctionnaire. Mais lorsque nous arrivâmes devant Ambedkar Park, gigantesque chantier parsemé des squelettes fantastiques de bâtiments modernes en pierre blanche et rose, son attitude changea. Il secoua tristement la tête et déclara : « Tout cet argent… D’où vient-il ? Qui va rendre des comptes ? Il y a tellement de corruption… » M. Priyadarshi ne savait même pas à quoi les bâtiments allaient servir. Il croyait savoir que celui-ci serait un hôtel international, et cet autre, là-bas, eh bien… un institut scientifique, peut-être (12) ?
Traduit de l’anglais par Gilles Berton.
Notes
1| Le socialisme fabien était un acteur de la vie politique anglaise à la fin du XIXe siècle. (NdlR)
2| Ce système est toujours en vigueur aujourd’hui. (NdlR)
3| Nirad Chaudhuri est mort en 1999. Son œuvre maîtresse est L’Autobiographie d’un Indien inconnu (1951).
4| Aujourd’hui octogénaire, L.K. Advani a quitté la direction du BJP en 2005. Mais il est le candidat du parti au poste de Premier ministre (NdlR).
5| Cité dans l’excellent ouvrage sur les émeutes, écrit par Ashis Nandy, Shika Trivedy, Shaul Mayaram et Achyut Yagnik, Creating a Nationality (Oxford University Press, Delhi, 1995).
6| La Hindi Belt (ceinture hindi) comprend aussi le Bihar, le Madhya- Pradesh, le Rajasthan, l’Haryana et l’Himachal Pradesh (NdlR).
7| RSS est l’abréviation de Rashtriya Swayamsevak Sangh, ou Corps national des volontaires.
8| En 2009, les choses en sont restées là (NdlR).
9| Au moins deux bons livres sur le sujet sont disponibles aux États-Unis : Hindu Nationalism and Indian Politics, de B.D. Graham (Cambridge University Press, 1990), et Religious Nationalism: Hindus and Muslims in India, de P. van der Veer (University of California Press, 1994).
10| Cité dans Khaki Shorts and Saffron Flags, de Tapan Basu et al. (Orient Longman, New Delhi, 1993).
11| C’est en tout cas ce qui se passa dans l’Inde du Nord. Dans le Sud, la politique obéit à des règles différentes car la population musulmane est beaucoup moins importante et la domination des brahmanes s’est affaiblie.
12| L’Ambedkar Park a été inauguré au printemps 2008. Mme Mayawati dit espérer devenir le premier Premier ministre « intouchable » de l’histoire de l’Inde aux élections de 2009 (NdlR).
Pour aller plus loin
Jackie Assayag, La Mondialisation vue d’ailleurs. L’Inde désorientée, Odile Jacob, 2001 (un regard d’anthropologue sur la transformation du pays).
James Heitzman, Network City. Planning the Information Society in Bangalore(« La ville réseau. Planifier la société de l’information à Bangalore»), Oxford University Press, 2004 (la naissance d’une Inde high-tech).
Narendra Jadhav, Intouchable. Une famille de parias dans l’Inde contemporaine, Fayard, 2002 (un haut fonctionnaire raconte la vie de son père).
Martha Nussbaum, The Clash Within. Democracy, Religious Violence and India’s Future (« Le conflit intérieur »), Belknap Press, 2007 (le point de vue pessimiste d’une philosophe).
Sumit Sarkar, Beyond Nationalist Frames. Postmodernism, Hindu Fundamentalism, History(« Au-delà des schémas nationalistes. Postmodernisme, fondamentalismehindou et histoire »), Indiana University Press, 2002 (surl’exploitation idéologique des manuels d’histoire).
Pavan K. Varma, Le Défi indien. Pourquoi le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde, Actes Sud 2007 (le point de vue critique d’un diplomate).
Ashutosh Varshney, Ethnic Conflict and Civic Life(« Conflit ethnique et vie civique»), Yale University Press, 2003 (ledegré de violence dépend de la qualité des liens associatifs).