L’autre carrière de Günter Grass
Publié le 13 avril 2015. Par la rédaction de Books.
L’écrivain allemand Günter Grass est décédé aujourd’hui. Romancier, poète et dramaturge, l’auteur du Tambour était aussi un fidèle compagnon de route de la social-démocratie allemande. La publication, il y a deux ans, de sa correspondance avec le chancelier Willy Brandt a révélé l’intensité de son engagement politique. Et les dessous d’une relation fascinante entre deux prix Nobel, dont fait état cet article du Zeit, traduit dans Books en 2013.
Sur le tarmac ruisselant de l’aéroport de Berlin-Tempelhof, ce 6 septembre 1961, deux hommes montent dans un minuscule biréacteur affrété spécialement. Quatre semaines plus tôt, la RDA a verrouillé dans la nuit sa frontière avec l’Ouest ; le drame de la partition allemande a commencé – en pleine campagne électorale. Les passagers qu’un pilote anglais conduit à Stuttgart sont des vedettes de la jeune République fédérale : le social-démocrate Willy Brandt, alors âgé de 47 ans et maire de Berlin, est candidat à la chancellerie, pour prendre la succession d’Adenauer ; il emmène avec lui en meeting un romancier de 33 ans qui vient de secouer le pays avec Le Tambour, son premier roman. Il s’appelle Günter Grass.
La veille au soir, lors d’une rencontre avec un groupe d’écrivains, Brandt a demandé si l’un d’eux avait par hasard des idées pour ses discours. « Moi, la terreur des bourgeois, se souvient Grass [dont la réputation d’anarchiste était bien établie], je fus le seul à lever le doigt. » Il devait par la suite lever le doigt un nombre incalculable de fois. Ces deux hommes furent l’un et l’autre admirés et vilipendés, aimés et haïs, et l’un et l’autre se sont vu décerner le prix Nobel, la plus haute distinction que le monde ait à offrir. Dix ans après ce vol, Grass fignolera en compagnie de l’historien Golo Mann, d’Egon Bahr et Horst Ehmke [deux hommes politiques, proches de Brandt] le discours de réception du Nobel de la paix décerné à Brandt dans le bungalow du chancelier à Bonn (1). En une décennie, ils auront changé le pays.
Voici que leur correspondance paraît pour la première fois dans son intégralité : « l’esprit » et « le pouvoir » réunis en 288 lettres, télégrammes, cartes postales, remarquablement édités et commentés sur 1 200 pages de petits caractères, complétés par de nombreux documents et illustrations. Comme on pouvait s’y attendre, cette correspondance n’est pas équilibrée : un quart des lettres à peine émanent de l’homme politique qui, en règle générale, ne fait que réagir aux admonestations de l’infatigable écrivain.
Cette lecture est fascinante. Elle rappelle notamment comme les mentalités ouest-allemandes ont évolué entre 1961 et la mort de Brandt, en 1992. En 1961, Adenauer se moquait encore ouvertement de la naissance illégitime de son adversaire et Brandt devait intenter une action en justice contre les pamphlets, propagés par la Stasi, qui l’accusaient de comportement antiallemand lors de son exil, pendant la guerre. À la fin de sa vie, ce même Brandt était une grande figure respectée dans le monde entier.
Mais ce n’est pas lui qui rend cette correspondance passionnante : son action a déjà été bien étudiée et son aura de mystère a souvent stimulé contemporains et biographes. Ce qui frappe bien davantage au fil de ces pages, c’est la frénésie et la persévérance avec lesquelles Günter Grass, jeune écrivain en route vers la gloire, se jette dans les affaires publiques. Son énergie et, il faut bien le dire, son intelligence politique sont stupéfiantes. Voilà un livre qui consolera tous ceux qui veulent encore croire aux intellectuels engagés.
« Vos affaires qui sont aussi les miennes » : c’est par cet intitulé plein d’assurance que l’auteur présente en 1965 sa mission au candidat à la chancellerie. Une attitude symptomatique : dénué de tout esprit courtisan, Grass exige, exhorte, tape sur les nerfs, conseille, secoue et attaque – en privé comme en public. En 1964, il est en tournée pour Brandt, tandis qu’à Berlin le bureau électoral des jeunes écrivains, qu’il a créé, soutient le SPD. Cela ne l’empêche pas, un an plus tard, d’afficher son hostilité à la « grande coalition » (2) ni de prophétiser avec clairvoyance : « La jeunesse de notre pays va tourner le dos à notre État et à sa Constitution ; elle va aller se fourvoyer à gauche ou à droite dès que ce mariage contre nature aura été conclu. » Les soixante-huitards trouveront en lui leur plus opiniâtre adversaire progressiste : « J’accepte de vous servir d’amortisseur et de brise-lames contre toutes les attaques imaginables de la gauche, rationnelles ou irrationnelles », explique-t-il. Très logiquement, le leader du mouvement étudiant Rudi Dutschke reconnaissait en 1969 que « le combat de Grass » était « plus important que tous les autres ».
Soixante jours en bus
L’écrivain envoie des comptes rendus de ses tournées, fait des propositions personnelles et donne des idées pour les discours, que Brandt examine, et souvent retient : l’intellectuel se révèle un animal politique de la plus grande utilité. En 1967, Grass interpelle avec inquiétude ce Brandt qu’il admire « presque comme un père » : « Où est le vice-chancelier ? » [Brandt est alors ministre des Affaires étrangères avec titre de vice-chancelier] ; en 1968, on se tutoie. Grass organise une « initiative d’électeurs sociaux-démocrates » (3) à laquelle participent artistes et savants et, en 1969, il se lance dans une tournée électorale de soixante jours en bus, avec quarante-six conférences de presse et des rencontres avec 60 000 électeurs ; Brandt est enfin élu (c’était sa troisième tentative).
Les années qui suivent donnent le tournis, avec les débats houleux sur l’Ostpolitik – la politique de détente avec les pays de l’Est inaugurée par Brandt –, le vote de défiance manqué provoqué par l’opposition chrétienne-démocrate et les élections anticipées de 1972, puis la démission de Brandt en 1974 à la suite d’un scandale : l’un de ses proches conseillers, Günter Guillaume, a été démasqué comme agent de la Stasi. Grass était toujours passionnément de la partie et réclama plusieurs fois, mais en vain, un poste au sein du gouvernement : dans une lettre qu’il adresse au chancelier à l’occasion de son anniversaire, en 1969, on le voit faire son propre éloge, vanter sa « ténacité », son « humeur égale » et son « étonnante vitalité au vu de la situation pourrie ». Cela n’empêche pas les relations entre les deux hommes de se détériorer : l’écrivain se plaint qu’on repousse leurs rendez-vous, il entrevoit « parfois des signes de résignation » et critique ouvertement le « manque d’entrain » d’un chancelier « distant ». Ce dernier a désormais mieux à faire que de passer un week-end avec Grass qui l’agace, comme il l’avoue à son directeur de cabinet. La lune de miel entre « l’esprit » et « le pouvoir » est terminée.
Confiance et respect demeureront néanmoins toujours de mise, bien au-delà de l’expérience du pouvoir ; on se tient au courant, on s’envoie des livres, on voyage, on continue à faire des projets politiques. Et on reste proches : « Je suis désolé d’apprendre que tu ne vas pas bien. J’espère que tu ne prends pas trop à cœur toutes ces critiques, venues de gens qui ne t’arrivent pas à la cheville », écrit Brandt en 1986 pour consoler son ancien conseiller dont le roman La Ratte est éreinté par la critique. Mais la réunification, accomplie trop précipitamment au goût de l’écrivain, sera un sujet de désaccord entre eux.
Contrairement à Goethe, Grass n’est donc jamais devenu ministre ; il est resté un compagnon de route sans poste officiel. Son énergie politique l’a néanmoins mené loin : c’est sa première femme qui, en 1968, reçoit pour lui le prix Fontane parce qu’il doit au même moment prononcer un discours devant le congrès du SPD. Quel auteur de 40 ans en ferait autant aujourd’hui ?
Quelle impression fait cette ferveur démocratique sur le lecteur qui connaît la « souillure » de Grass : son engagement, en 1944, à l’âge de 17 ans, dans les SS [qu’il n’a révélé qu’en 2006] ? On lit les lettres concernant sa visite de 1967 en Israël avec un sentiment étrange : l’Association des écrivains refuse de le recevoir et le président Shazar doit intervenir en sa faveur. Ce n’est pas sans un certain malaise qu’on lit les excuses que lui adresse le Premier ministre israélien Golda Meir, lors de son voyage de 1971, après que des manifestants ont perturbé la lecture qu’il donnait par le cri : « Les Allemands sont des assassins ! » Il en va de même avec ses vaines exhortations au ministre social-démocrate de l’économie Karl Schiller, membre du parti nazi à partir de 1937, de « faire une déclaration publique sur [son] action politique à l’époque du national-socialisme » : « Ce serait un soulagement pour vous et, en même temps, pour l’opinion, quelque chose comme un orage purificateur. » Mais il faut rendre justice à Grass : les reproches qu’il adresse à d’anciens nazis se limitent aux plus hauts personnages de l’État allemand. On ne saurait, en outre, ranger le jeune Günter, nazi par aveuglement, dans la même catégorie qu’un Kiesinger [chancelier fédéral de 1966 à 1969 et qui occupa de hautes fonctions dans le régime hitlérien]. Quoi qu’il en soit, l’« émigré » Brandt ne cède pas aux objurgations de son conseiller sur la question.
Parmi ses collègues écrivains, Grass ne fit pas que des émules. Hans Magnus Enzensberger et Martin Walser furent attirés pendant un moment par l’extrême gauche, beaucoup d’auteurs plus jeunes aussi. On s’éloigna. Même Hans Werner Richter, le Nestor du Groupe 47 (4), peste souvent dans son journal contre la vedette qui attire sur elle toute l’attention. « Il ne reste plus qu’un nom : “Günter Grass”. Et c’est trop peu pour moi… malgré tout », note-t-il dès 1966. « Il monopolise la scène à lui tout seul, lit-on cinq ans plus tard, quelques mois de retraite ne lui feraient pas de mal. »
Mais l’écrivain a engagé de nombreux intellectuels aux côtés du SPD, contribuant de manière décisive au rajeunissement de l’image du parti. Que Habermas et lui, les deux esprits allemands les plus saillants de l’après-guerre, n’aient pas eu le moindre penchant révolutionnaire a sans doute joué un rôle crucial pour la République fédérale. Et la littérature, dans tout ça ? Peut-être ce sacerdoce politique pour lequel Grass consumait ses forces fut-il une forme de diversion contre les crises d’écriture. Une source d’inspiration ou un fourvoiement, une compensation qui lui permettait de ne pas se concentrer, une « collaboration, pour laquelle tu as sacrifié quelques-unes des plus belles années de ta vie », comme le lui écrivit Brandt pour son cinquantième anniversaire. On peut bien essayer pour un moment de se figurer ce que serait devenu Günter Grass sans la politique – mais en vain : elle était son destin.
1| Ce « bungalow » était une villa (de plain-pied, moderne et relativement modeste) où le chancelier fédéral logeait et recevait ses invités.
2| Une « grande coalition » réunit au sein d’un même gouvernement des membres des deux grands partis d’Allemagne, la CDU et le SPD. Celle de 1966-1969 est la première de l’après-guerre. Brandt y occupera le poste de ministre des Affaires étrangères avec le titre de vice-chancelier.
3| Inspiré de la démocratie participative, il s’agit d’un mouvement de citoyens proches du SPD qui veulent « interroger et être interrogés » et non simplement donner leur avis une fois tous les quatre ans.
4| Le Groupe 47 était un cercle informel d’écrivains, créé en 1947, dans le but de former une élite démocratique dans la presse et l’édition. Les plus grands noms de la littérature germanophone d’après guerre ont participé à ses réunions. Hans Werner Richter, le plus âgé, joua le rôle d’initiateur et d’éminence grise du groupe.