L’art de se bien consoler

Infinie est la liste des « propres de l’homme ». Rarement présenté en tant que tel, l’un d’eux est sans nul doute le recours à la cuisine pour atténuer voire oublier les vicissitudes de la vie. L’affaire est ancienne. Témoin ces émouvantes tablettes mésopotamiennes, écrites deux mille ans avant le célèbre manuel romain dit d’Apicius, en dix volumes. Plus près de nous, Rabelais énumère une soixantaine de manières d’accommoder les œufs. Montaigne, qui devait bien savoir se consoler dans son manoir du Périgord, se moque gentiment d’un cuisinier italien qu’il venait de rencontrer : « Il m’a fait un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eût parlé de quelque grand point de théologie. Il m’a déchiffré une différence d’appétits : celui qu’on a à jeun, qu’on a après le second et tiers service ; les moyens tantôt de lui plaire simplement, tantôt de l’éveiller et piquer ; la police de ses sauces, premièrement en général, et puis particularisant les qualités et les ingrédients et leurs effets ; les différences de salades selon leur saison, celle qui doit être réchauffée, celle qui veut être servie froide, la façon de les orner et embellir pour les rendre encore plaisantes à la vue. Après cela, il a abordé l’ordre du service, plein de belles et importantes considérations ». Ici Montaigne cite Juvénal, en latin bien sûr : Et il n’est certes pas de peu d’importance/ Que de distinguer la manière de trancher lièvre ou poulet. Il ajoute : « Et tout cela enflé de riches et magnifiques paroles, et celles même qu’on emploie à traiter du gouvernement d’un empire. » Les moines eux-mêmes ont su compenser la rigueur de leur condition par une certaine indulgence à l’égard de ce péché véniel. Jusque dans les camps de la mort, les femmes ont fait assaut de recettes – imaginaires, certes. Mal en prend aux tyrans qui négligent cette belle échappatoire. Le mur de Berlin en est tombé ; en Chine, la variété de la cuisine est un substitut de la démocratie. Huit cent millions d’humains souffrent de la faim, mais même ceux-là ont goûté de la cuisine et en rêvent, tandis que six milliards d’autres reviennent plusieurs fois par jour au plaisir de manger. Quelle consolation, même quand l’assiette est pauvre ! Que de bruits de vaisselle, de bouche, d’intestins ! Quel marché ! Quel beau terrain d’élection pour l’expression d’une culture, le surgissement d’une mode, la circulation d’idées – surtout les fausses ! L’association d’un certain type de régime à la bonne santé est un mythe presque aussi vieux que la gastronomie elle-même. Cuisine rimant presque avec cuistre, risquons-nous à citer Térence, dans ce latin qu’on nous prie d’oublier : Coquina medicinae famulatrix est (« la cuisine est la servante de la médecine »). Balivernes. Mieux vaut s’en tenir une fois pour toutes à la formule inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes : rien de trop. La religion étant une autre forme de consolation, la cuisine fait avec elle bon ménage, avec force interdits mais aussi des consolations secondaires, petits pactes discrètement conclus avec le diable. Chez Dumas, le moine Gorenflot, arrivé dans une auberge un jour de jeûne, baptise « carpe » une belle poularde. Aujourd’hui, des restaurants végétariens proposent du bouillon de poule. Tout de même. Et que de discours sur le progrès ! Avant-hier la fourchette, hier le Frigidaire, aujourd’hui la cuisine moléculaire. Progrès des techniques de consolation, si l’on veut. Mais on peut préférer le progrès en sens inverse, le rétroprogrès, en quelque sorte, qui va nous faire redécouvrir le craquant du mouton rôti à la broche sur un feu de bois, la saveur d’un ragoût mitonné sur une bonne vieille fonte, voire les plaisirs de la cuisine paléolithique, une mode absurde qui fait rage en Californie.  

ARTICLE ISSU DU N°67

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