Publié dans le magazine Books n° 68, septembre 2015. Par Jürgen Serke.
De nombreux artistes persécutés par les nazis ont continué de peindre pendant la guerre, et jusque dans les camps. Issus des Beaux-Arts ou simples autodidactes, ils utilisaient le crépi des murs, du charbon, des bouts de crayon, des excréments, du pain et du sang pour faire le portrait de leurs codétenus, de la mort qui rôdait ou de la fille d’un boulanger. Leurs œuvres, longtemps considérées uniquement comme des documents historiques, sont enfin reconnues pour leur valeur esthétique.
Dans une communauté juive de Pologne arrive un rabbin capable de rendre la vue aux aveugles. Parmi ceux qui affluent vers lui figure un homme en parfaite santé, qui s’est néanmoins muni d’une canne de non-voyant et de lunettes teintées. L’une de ses connaissances lui demande pourquoi il vient rendre visite au rabbin alors qu’il voit. « Comment peut-on être si bête ? répond-il. Ne comprenez-vous donc pas ? Lorsque je vais me retrouver devant lui, le grand, l’authentique, je serai aveugle et il me rendra la vue. »
Cette histoire juive, qui remonte au début du XXe siècle, parle de la nécessité de dépasser l’aveuglement de sa propre vision, d’abandonner la routine d’un regard émoussé. Dans son livre « La mort n’aura pas le dernier mot », Jürgen Kaumkötter reproche à ses collègues historiens de l’art d’avoir négligé tout un pan de leur discipline en excluant de leur champ d’étude les tableaux peints pendant la Shoah, dont la valeur esthétique a été systématiquement minorée. Réduire ces œuvres à de simples témoignages, c’est pour lui assassiner leurs auteurs...