L’alphabet, des Phéniciens à Poutine

Un alphabet, c’est beaucoup plus qu’un alphabet. Le nôtre, le latin, issu du phénicien via le grec, est d’origine semi divine, car importé en Grèce par le légendaire roi Cadmos puis à Rome par Carmenta, déesse des accouchements. D’autres, plus récents, ont été inventés par de saints hommes ou de grands hommes – l’alphabet géorgien par des prêtres de Mithra vers l’an 400, l’arménien par Saint Mesrop à la même époque, le hangul coréen par Sejong le Grand au XVesiècle – avec à chaque fois des arrière-pensées de prosélytisme religieux et/ou d’affirmation politique. 


L’alphabet cyrillique, mis au point au IXsiècle par deux diplomates byzantins, les frères Cyrille et Méthode, n’échappe pas à la règle. Ses créateurs, dûment canonisés, sont crédités d’avoir cimenté le monde slave depuis la Baltique jusqu’à la Mongolie autour d’une langue, le slavon, et d’une religion, l’orthodoxie. À ce titre, le cyrillique est peut-être l’alphabet le plus politique au monde, et aussi le plus célébré, avec un jour dédié du calendrier ainsi que pléthore de monuments et de statues « depuis Novossibirsk dans les profondeurs de la Sibérie jusqu’à la Bosnie », écrit l’historienne Mirela Ivanova dans History Today.


Pour illustrer cette vocation expansionniste du slavon et de son alphabet, Mirela Ivanova insiste sur deux exemples, la Moravie et la Russie. Dans le premier cas, le roi Sviatoslav tente en 870 d’imposer chez lui le cyrillique et le slavon, pour faire pièce, avec le support du pape, à l’expansion carolingienne ; mais un changement de pape fait échouer le projet si bien que Tchéquie et Slovaquie demeureront sous l’obédience de Rome et leurs langues slaves resteront transcrites en alphabet latin. À la différence de la Bulgarie, qui à la même époque sous l’égide du roi Boris passera dans le camp de l’orthodoxie et du cyrillique, tout comme, un peu plus tard, la Russie. L’importance de l’alphabet n’a d’ailleurs pas échappé à Poutine. N’a-t-il pas dans un article de 2021 déployé, à l’occasion du « jour national de l’alphabet et de la culture slave », ses talents de linguiste pour célébrer « l’unification spirituelle et nationale des nations russe et ukrainienne qui partagent les mêmes origines, traditions, coutumes au sein de la même sphère culturelle » ? On connaît la suite…

LE LIVRE
LE LIVRE

Inventing Slavonic: Cultures of Writing between Rome and Constantinople de Mirela Ivanova, Oxford University Press, 2024

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