« La révolution a commencé en Europe dans les années 1960 »
Publié dans le magazine Books n° 5, mai 2009. Par Nicolas Finet.
Comment définiriez-vous le « roman graphique » ?
C’est une catégorie dont il est très difficile de tracer les frontières. Dans le milieu de l’édition de bandes dessinées, c’est à partir du milieu des années 1980 que l’expression a commencé à émerger et à pénétrer la vulgate. Notamment avec l’apparition sur la scène mondiale d’œuvres majeures comme Maus. Un survivant raconte, d’Art Spiegelman. On s’est mis à utiliser l’expression « roman graphique » à son propos, pour le distinguer du tout-venant, car aucune œuvre publiée à l’époque n’avait ce niveau d’ambition littéraire. Les jurés du prix Pulitzer ont même dû créer une nouvelle catégorie pour pouvoir le distinguer en 1992. Spiegelman fut un précurseur. Il a fondé et dirigé le magazine d’avant-garde Raw (1980), qui publiait une BD à mille lieues du marché classique des comics américains, ces fascicules dans lesquels on vendait pendant des décennies entières les interminables aventures de Spiderman, sur des supports de mauvaise qualité et bon marché, à des publics que l’intelligentsia littéraire de l’époque regardait avec un souverain mépris. Ce sont des personnalités comme Spiegelman, alors marginales, qui ont ouvert la voie. C’est alors que les éditeurs ont compris que la BD pouvait toucher un public auquel ils n’auraient jamais songé.
La même évolution s’est-elle produite en Europe ?
En réalité, cette rupture s’est produite ici dix ans plus tôt. Même si personne n’emploie encore le mot « roman graphique », la rupture avec une BD traditionnelle presque totalement réservée à la jeunesse a lieu dans l’espace francophone dès la fin des années 1960. Nous avons alors assisté à une extraordinaire explosion créative, en particulier en France dans la foulée de mai 1968. L’espace francophone dominait alors l’univers de la BD, tout le monde regardait ce qui s’y passait. Plus tard, Spiegelman publiera d’ailleurs dans Raw l’avant-garde américaine mais aussi européenne et française, comme Jacques Tardi. En France, on a d’abord vu évoluer des supports, dont le plus célèbre est le magazine Pilote : à l’origine destiné à la jeunesse, Pilote devient une publication tout public au contenu plus social. Dans son sillage, sont nés L’Écho des savanes, Fluide glacial, Métal hurlant. Tous publiaient des « romans graphiques » sans le savoir. Ainsi, les aventures du privé Alack Sinner, racontées par l’exilé argentin Muñoz et son complice espagnol Sampayo sur des centaines de planches, ou les aventures au long cours de Corto Maltese de Hugo Pratt seraient aujourd’hui rangées dans cette catégorie.
Des éditeurs liés à cette presse sont ensuite apparus, publiant en livres ce que ces magazines faisaient paraître en épisodes. De ce point de vue, la catégorie « roman graphique », devenue aujourd’hui un standard éditorial, peut être considérée, en forçant un peu le trait, comme une mystification : une nouvelle catégorie éditoriale et commerciale très commode, permettant aux éditeurs de sortir des normes figées qui étaient celles de Tintin et d’Astérix, à savoir le grand format cartonné de 46 pages, pour publier des récits plus longs, dans un format proche du roman classique. On a tendance aujourd’hui à abuser du terme « roman graphique » pour qualifier n’importe quelle publication dès lors qu’elle dépasse les cent pages. Mais ce ne sont pas toujours des récits créatifs ou passionnants, se donnant une véritable ambition littéraire. En exagérant un peu, nous pourrions dire que le « roman graphique » est un « packaging » séduisant et attractif pour vendre de façon un peu différente de la BD à de nouveaux publics.
Quelles évolutions a-t-on observées depuis les années 1980 ?
Depuis le début des années 2000, l’usage du « je » est une tendance lourde, comme en témoignent Persepolis de Marjane Satrapi, ou Un zoo un hiver, une version à peine romancée de sa propre histoire d’auteur de BD par le grand maître japonais Jirô Taniguchi. C’est aussi devenu une catégorie éditoriale à la mode. Pour preuve, la réédition sous la forme d’une intégrale de 300 pages d’un des ouvrages pionniers du courant autobiographique en BD : Paracuellos, de l’Espagnol Carlos Gimenez, traduit en français à la fin des années 1970 et initialement publié en épisodes dans Fluide glacial, où l’auteur raconte sa vie dans les orphelinats franquistes.
Enfin, le succès des mangas est tel, avec 40 % du marché francophone, qu’il induit de nouvelles habitudes à l’échelle mondiale : la parution de séries récurrentes, dans un esprit de feuilleton, sur une longue période ; le travail à plusieurs, permettant une plus grande productivité. Au Japon, un auteur travaille en studio avec plusieurs assistants. Il n’est pas rare de voir désormais en Europe trois à quatre personnes cosigner une BD, contre une ou deux autrefois. Autre conséquence : parler aux femmes. Certains mangas pour filles ont été des succès phénoménaux et les Japonais considèrent depuis toujours que le lectorat de la bande dessinée est composé de femmes aussi bien que d’hommes. En Occident, depuis cinquante ans, la BD ne s’adressait qu’à des adolescents mâles. Cela commence à changer.
Pour aller plus loin
Benoît Mouchart, La Bande dessinée, Le Cavalier bleu, 2004.
Collectif, L’État de la bande dessinée, Les Impressions nouvelles, 2009.
Scott McCloud, L’Art invisible. Comprendre la bande dessinée, Vertige Graphic, 2000.
David A. Berona, Le Roman graphique. Des origines aux années 1950, Éditions de la Martinière, 2008