La reine dont les Anglais rêvaient

Comment expliquer la fascination qu’Élisabeth II a exercé sur les Anglais ? Un tiers de ses sujets ont rêvé d’elle au moins une fois. Sept décennies durant, elle a joué son rôle en actrice consommée. En sa présence, presque tout le monde perdait ses moyens…

La reine Élisabeth II confia un jour à François Hollande avoir rêvé, petite fille, de devenir une actrice. Lorsqu’il lui fit remarquer qu’en un sens elle l’était, elle répondit, semble-t-il : « Oui, mais toujours dans le même rôle. » L’observation du président français ne manquait pas de justesse, de même que la réponse de la reine. « La fonction de monarque, relève Craig Brown dans le livre qu’il vient de consacrer à celle-ci, est intrinsèquement théâtrale : où que vous alliez, quoi que vous fassiez, le public est toujours là, attendant d’être surpris, ou rassuré, ou charmé, ou déçu. Le monarque doit jouer le seul et unique rôle qu’il est né pour jouer. » Se sachant donc en représentation permanente, la reine n’a jamais cherché à se soustraire aux obligations que ceci impliquait, par exemple celle de sourire de façon continue durant de longues heures. 


À la fin de sa vie, elle eut l’occasion de réaliser son ambition de jeunesse au sens littéral, en acceptant de jouer son propre rôle. En 2012, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres, elle apparut en compagnie de Daniel Craig dans une fausse séquence de film de James Bond. Dix ans plus tard, à l’occasion du jubilé de platine marquant ses 70 ans de règne, elle tourna avec un plaisir évident un petit film de quelques minutes la montrant en train de prendre le thé avec l’ours Paddington, célèbre personnage de la littérature enfantine et de films d’animation. Une fois la prise de vue terminée, l’acteur Simon Farnaby, qui interprétait le rôle d’un valet de pied, la félicita : « C’était fantastique […], vous êtes une très bonne actrice. » « Naturellement, répondit-elle, j’ai fait cela toute ma vie. » « Vous voulez dire, jouer le rôle de la reine ? », demanda-t-il, l’obligeant à préciser : « Vous savez […], Paddington n’est pas réel […], mais moi je suis la reine. » 


Du jour où, en 1953, l’archevêque de Canterbury a posé la couronne royale sur sa tête, Élisabeth II, à ses propres yeux comme à ceux du monde, s’est totalement confondue avec son état de reine. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle a accompli avec stoïcisme les tâches de représentation officielle qui lui étaient dévolues (en sept décennies de règne, on estime qu’elle a conversé, fût-ce très brièvement, avec quelque 4 millions de personnes) et qu’elle a exercé avec efficacité les prérogatives reconnues au monarque constitutionnel britannique, qui relèvent, non du pouvoir, mais de l’influence : le droit et le devoir d’être consulté, de conseiller, d’encourager et de mettre en garde le gouvernement. 


Parce qu’elle était extrêmement réservée, sa personnalité n’a cessé de faire l’objet d’interrogations. Craig Brown n’a pas la prétention d’en faire une analyse approfondie. Même s’il est organisé selon un plan chronologique, son livre n’est pas non plus une biographie. Comme il l’avait fait dans un précédent ouvrage sur sa sœur la princesse Margaret (enfant terrible de la famille royale, réputée pour son franc-parler, son arrogance, sa vie sentimentale mouvementée et son association avec le milieu artistique et bohême), Brown propose un portrait éclaté de la reine, une mosaïque d’observations et d’anecdotes inégalement significatives mais qui, prises ensemble, s’avèrent éclairantes, et doublement :autant qu’Élisabeth II, le sujet du livre est l’étrange fascination qu’elle n’a cessé d’exercer sur les citoyens britanniques, l’obsession qu’ils avaient pour elle, la place centrale qu’elle occupait dans leur imagination.  


On apprend ainsi qu’à l’estimation d’un certain Brian Masters, qui a écrit un livre à ce sujet, un tiers des Anglais ont à un moment ou l’autre de leur vie fait un rêve où elle apparaissait. Plus d’une fois, le rêveur se trouvait dans une situation embarrassante, nu, ou dans une posture ridicule. À côté de ses propres rêves, Craig Brown raconte ceux de quelques personnalités : Kingsley Amis, Graham Greene, Henry Channon, C. S. Lewis, Judi Dench, la princesse Margaret, Boris Johnson. 


Combinée avec la terreur de commettre une maladresse, l’image de respectabilité austère de la reine et l’aura qui entourait sa personne expliquent un autre phénomène étrange : mis en sa présence, presque tout le monde perdait ses moyens. C’est ce que le présentateur de radio Terry Wogan appelait « l’effet royal », qu’il définissait de la manière suivante : interrogé par la reine, « vous dites la première chose qui vous passe par la tête et le souvenir de votre stupidité vous poursuit jusqu’à la tombe ». Aucune forme de mérite ou de célébrité ne semblait immuniser contre cette malédiction. Parmi ceux qui en ont été victimes, Brown cite le dramaturge Harold Pinter et le musicien Phil Collins. 


En dépit de son extrême politesse, la reine ne faisait rien, il est vrai, pour mettre à l’aise ses interlocuteurs. Lorsque quelqu’un lui était simplement présenté (les entretiens avec ses Premiers ministres – elle en eut quinze – et les chefs d’État étrangers se déroulaient bien sûr différemment), l’échange durait rarement davantage que quelques secondes. Après avoir demandé à la personne en face d’elle si elle venait de loin (« Have you come far ? ») et ce qu’elle faisait dans l’existence, la souveraine commentait la réponse obtenue d’un lapidaire « really ? »« interesting » ou « very interesting », dont on était censé comprendre qu’il mettait fin à la rencontre. À tort ou à raison, la banalité de ses propos a souvent été interprétée comme le signe qu’elle n’avait rien à dire. 


« L’effet royal » jouait également face à la foule. Supposée honorer les spectacles auxquels elle assistait, sa présence avait pour effet paradoxal de les perturber. Parce que le public détournait son attention de la scène pour la fixer sur elle, ou, paralysé par le respect, gardait un silence mortel aux moments où il aurait dû éclater de rire. Se rendait-elle compte, se demande par ailleurs Brown, à quel point le monde autour d’elle exhalait une odeur de peinture fraîche ? Lorsqu’elle se rendait quelque part, « tout ce sur quoi elle posait les yeux était plus propre, brillant, neuf, grandiose […] que quelques jours auparavant ».  


Une section du livre porte sur les règles d’étiquette. Aussi attachée au respect des préséances que sa mère et sa sœur, Élisabeth II tenait à ce qu’elles fussent rigoureusement respectées. Qui, à la cour, devait faire la révérence (pour les femmes) ou incliner la tête (pour les hommes) et devant qui ? Les usages reposaient sur la distinction entre les personnes de sang royal et celles qui avaient intégré la famille royale par mariage. Les divorces et remariages, ainsi que l’introduction de personnes roturières, obligèrent à réécrire les règles à deux reprises.  


Une plaisanterie courante au sein du personnel du palais était que le plus important pour Élisabeth II était « ses chevaux, ses chiens, le prince Philip et ses enfants, dans cet ordre ». La formule est un peu injuste : on croit savoir qu’elle consultait son mari avant toute décision importante et à quel point son avis comptait pour elle ; et bien des photos la montrent en mère aimante. Mais elle contient quelque chose de vrai. Dans une vie réglée au millimètre, le monde des courses hippiques l’excitait en raison de ce qu’il recèle de suspense et d’imprévisibilité. À deux occasions seulement dans son existence on l’a vue courir en public, et c’était sur un champ de courses. Sa passion pour cette forme de compétition la conduisit un jour à se comporter avec un surprenant manque de compassion. Lorsque l’entraîneur de ses chevaux fut provisoirement mis hors d’état de travailler après une chute et une opération du cœur, dans un premier temps, elle refusa peu charitablement de le garder à son service. Face au scandale dans le monde hippique, son contrat fut prolongé d’un an, avant qu’il ne change d’employeur. Cette sécheresse de cœur n’avait rien d’habituel chez elle. Lors de l’attentat à la bombe perpétré par l’IRA qui, en 1979, coûta la vie à Lord Mountbatten, la fille de celui-ci, un de ses petits-enfants et un garçon irlandais qui les accompagnait moururent également dans l’explosion. Le frère jumeau du petit-fils de Mountbatten tué fut gravement blessé. La reine l’emmena au château de Balmoral où elle s’occupa de lui avec une sollicitude maternelle. 


L’explication de son attachement profond à ses chiens avancée par Craig Brown est d’une nature assez semblable : ils l’affranchissaient des contraintes d’une existence enchaînée par un strict formalisme : « Dans une vie aussi planifiée et organisée, dictée par l’ordre, les conventions, le devoir et la dignité, n’était-ce pas le tempérament anarchiste de ses corgis qui lui plaisait tellement ? Ils ne lui offraient ni respect, ni admiration et à peine un peu d’obéissance. Ils étaient imprévisibles, agressifs, exigeants et insouciants [...], des dictateurs à quatre pattes […], des voyous déchaînés […]. Contrairement aux êtres humains, ils n’étaient pas impressionnés par Sa Majesté. » Lors d’entretiens plus longs que d’habitude, les corgis lui fournissaient aussi un sujet de conversation lorsqu’elle était mal à l’aise ou sentait son interlocuteur embarrassé. En 2014, elle reçut un chirurgien tout juste revenu de zones de guerre en Syrie, si traumatisé par les horreurs qu’il avait vues qu’il était incapable d’ouvrir la bouche. « Puis-je vous aider ? », lui demanda la reine. Et elle se mit à lui parler de ses corgis, dont ils s’occupèrent ensemble durant une demi-heure. 


Bien d’autres sujets sont évoqués dans A Voyage Around the Queen : la manière dont Élisabeth II a traversé la crise déclenchée par la mort de la princesse Diana et les multiples scandales familiaux qui ont entaché ses dernières années ; son aversion, exprimée en privé, à l’égard des dictateurs qu’elle était protocolairement obligée de recevoir (Idi Amin Dada, Bachar al-Assad ou Nicolae Ceausescu, dont la visite à Londres fut pour elle un vrai cauchemar) ; ses relations avec Margaret Thatcher, moins tendues qu’on l’a quelquefois soutenu ; l’évolution de sa prononciation de l’anglais, devenue moins châtiée et maniérée avec le temps ; les six versions qui ont été données de sa rencontre avec un intrus parvenu jusqu’à sa chambre ; les discussions autour de la désignation du « poète-lauréat » – Cecil Day-Lewis, John Betjeman et Ted Hughes portèrent ce titre, mais Philip Larkin ne l’obtint pas, en raison de la crudité de certains de ses poèmes. Et son portrait par Lucian Freud, qu’elle ne trouvait guère réussi. Peu de temps après qu’il fut terminé, elle était invitée à visiter une exposition de toiles du peintre, une série de ces nus particulièrement réalistes qui sont sa marque de fabrique. « Lucian Freud ne vous a-t-il pas portraiturée ? », lui demanda la gérante de la galerie. « Oui, répondit-elle, puis, baissant la voix, mais pas comme cela. »  


Durant les dernières années de son règne, il fut de plus en plus question d’une possible abdication en faveur de son fils le prince Charles ou de son petit-fils le prince William. À l’ancien directeur du Daily Telegraph Max Hastings, qui exprimait ses inquiétudes au sujet de sa succession, un de ses proches répondit : « Mais vous ne comprenez pas [vous, les journalistes] : elle aime être reine. » Elle le fut donc jusqu’à son dernier jour.Craig Brown n’est pas un admirateur naïf de la monarchie. S’il n’évoque pas, comme il aurait pu le faire, les questions que soulève l’immense fortune des Windsor, il rappelle à quel point une bonne partie des rituels cérémoniaux associés à la Couronne britannique constituent en réalité ce que l’historien Eric Hobsbawm appelait des « traditions inventées » : ils ont été introduits durant le règne de la reine Victoria ou par la suite. Avec le sourire, il met en lumière tout ce que l’engouement des Anglais pour la famille royale peut avoir d’exagéré et de ridicule. Mais l’image d’Élisabeth II qui ressort de son livre est positive et attachante. C’est celle d’une femme qui a fait son métier de reine avec retenue et un grand sens du devoir, raison pour laquelle, dans le petit film réalisé en son honneur,  l’ours Paddington lui exprime sa gratitude : « Merci pour tout. »

LE LIVRE
LE LIVRE

A Voyage Around the Queen de Craig Brown, Fourth Estate, 2024

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