La physique quantique pour tous, avec les équations
Publié en juin 2024. Par Michel André.
Pour tenter d’expliquer au vulgum pecus la physique quantique et le monde des particules, physiciens et journalistes scientifiques se font une vertu de recourir à des images, des métaphores, des comparaisons plus ou moins adéquates. Elles peuvent aider à saisir intuitivement ce dont il est question, mais sans plus. Le physicien Sean Carroll démontre avec brio qu’il est possible de communiquer le sens des équations elles-mêmes, du moins les principales d’entre elles.
Un cliché répandu parmi les professionnels de la vulgarisation scientifique veut que chaque équation introduite dans un livre fasse perdre à celui-ci la moitié de ses lecteurs potentiels. La formule est exagérée, mais il y a certainement là un vrai problème pour tous ceux qui souhaitent expliquer au public profane les grandes idées scientifiques. C’est particulièrement évident dans le cas de la physique, dont les concepts s’expriment directement en termes mathématiques. Généralement, les physiciens et les journalistes scientifiques contournent la difficulté en recourant à des images, des métaphores, des comparaisons plus ou moins adéquates qui peuvent aider à saisir intuitivement ce dont il est question. Mais avec de tels procédés, quelque chose des idées qu’on expose est nécessairement perdu, et leur utilisation peut avoir pour effet d’induire des représentations inexactes et trompeuses.
Refusant de s’accommoder de cette situation, Sean Carroll, physicien et vulgarisateur réputé, a fait le pari qu’il pouvait exister une forme de connaissance de la physique intermédiaire entre celle de l’amateur informé, qui reste imprécise et approximative, et celle du spécialiste. Pour donner au lecteur non professionnel accès à la vraie nature des connaissances en physique et à la manière dont les physiciens réfléchissent, l’idée est de leur apprendre, non à résoudre les équations régissant les différents phénomènes – une tâche que ne peuvent accomplir que les physiciens et les étudiants en physique –, mais à en comprendre le sens et la fonction, en précisant la signification des symboles et des termes qui les composent.
Cet effort s’est concrétisé sous la forme d’une trilogie de livres. Le premier était consacré à la mécanique classique, la théorie de la relativité (restreinte et générale) et la gravitation. Le second, qui vient de paraître, traite de la mécanique quantique, la théorie quantique des champs et la physique des particules. Le troisième portera sur les systèmes complexes et les phénomènes d’émergence. L’entreprise n’était pas tout à fait inédite. Il y a cinq ans, Leonard Susskind et des collaborateurs, sous le titre général « Le minimum théorique », ont entamé la publication d’une série d’ouvrages basés sur le même principe (comme ceux de Sean Carroll, ils trouvent leur origine dans des conférences en ligne). Mais ils s’adressent à un public plus formé et sont plus arides et moins agréables à lire.
Le premier volume de la trilogie, Espace, Temps et Mouvement, menait des lois du mouvement de Galilée à l’équation du champ gravitationnel d’Einstein, qui décrit l’influence de la matière et de l’énergie sur la géométrie de l’espace-temps, en passant par ce qu’il faut savoir du calcul intégral et des équations aux dérivées partielles, des principes de conservation, de la dynamique newtonienne, des opérateurs mathématiques caractérisant l’énergie d’un système (lagrangien et hamiltonien), etc. Un parcours que le lecteur, pour peu qu’il se concentre, effectue sans trop de difficultés. La mécanique classique, la théorie de la gravitation de Newton et la relativité générale d’Einstein, qui l’englobe comme un cas particulier (celui où les vitesses sont petites par rapport à celle de la lumière et où les champs gravitationnels sont faibles), sont en effet des théories élégantes reposant sur des idées mathématiques parfois très sophistiquées (la géométrie de Riemann pour la relativité) mais intuitivement claires.
Avec les sujets abordés dans le second volume, l’exercice est a priori plus ardu. La mécanique quantique est extrêmement contre-intuitive et fait appel à des idées mathématiques passablement abstraites, comme l’espace de Hilbert. C’est le cas aussi de la théorie quantique des champs et de la physique des particules, avec des notions comme les groupes de symétrie et les théories de jauge. Le modèle standard de la physique des particules est par ailleurs une construction complexe, fruit d’un effort collectif impliquant des dizaines de savants durant plusieurs décennies, et si son architecture d’ensemble est aisée à saisir d’un coup d’œil, son fonctionnement détaillé l’est nettement moins.
Après quelques considérations introductives sur le problème du rayonnement de corps noir, qui a fait naître l’idée de « quanta » d’énergie, et avant même d’évoquer la célèbre expérience des franges d’interférence de Young, qui mit en évidence la nature à la fois ondulatoire et corpusculaire de la lumière, Sean Carroll présente et installe d’emblée au cœur du livre l’équation fondamentale de la mécanique quantique, l’équation de Schrödinger, qui détermine l’évolution dans le temps de la fonction d’onde représentant l’état d’un système quantique. (Cette fonction permet de calculer la probabilité de trouver une particule dans une région donnée de l’espace.) De là, il passe à la question épineuse de la mesure dans les systèmes quantiques et celle, liée, de l’intrication quantique, ce phénomène étrange qui fait que les résultats de mesure des propriétés de deux particules, qu’on pourrait supposer indépendants, apparaissent corrélés même si ces particules sont trop éloignées l’une de l’autre pour pouvoir communiquer : elles doivent donc être considérées comme formant un système unique.
Suit un exposé des champs associés aux quatre forces fondamentales de la nature (électromagnétique, nucléaires forte et faible, gravitation), et leur unification dans le cadre tout d’abord de l’électrodynamique quantique, puis de la théorie quantique des champs, qui fédère les trois premières forces en laissant la gravitation complètement de côté. Parmi les outils que Carroll présente figurent les diagrammes de Feynman, système original et astucieux de représentation des interactions entre particules mis au point par l’inventif Richard Feynman, et les techniques mathématiques de renormalisation qui permettent d’éliminer les quantités infinies apparaissant dans les calculs.
La théorie quantique des champs sert de soubassement au « modèle standard » de la physique des particules, auquel la dernière partie de l’ouvrage est consacrée. Il distingue d’un côté les fermions, particules correspondant en gros à la matière, plus particulièrement celle des atomes (les électrons et les quarks, composant les protons et les neutrons dans le noyau) ; de l’autre les bosons, essentiellement les vecteurs des différentes forces (photons pour l’interaction électromagnétique, gluons pour l’interaction forte, bosons Z et W pour l’interaction faible, ainsi que le fameux boson de Higgs, qui confère leur masse aux deux précédents ainsi qu’aux fermions).
Dans ce second volume comme dans le précédent, Sean Carroll va à l’essentiel sans entrer dans des détails techniques superflus ni s’attarder plus que nécessaire sur les dispositifs expérimentaux. Le livre n’est pas non plus un ouvrage d’histoire des sciences. Peu de protagonistes de la double aventure de la mécanique quantique et de la physique des particules manquent toutefois à l’appel, à tout le moins parmi les théoriciens. Planck, Bohr, Heisenberg, Born, Pauli, Landau, Jordan, Dirac, von Neumann, Wheeler, Feynman, Schwinger, Tomonaga, Wilson, Yukawa, Weinberg, Glashow, Gell-Mann : tous sont là, et leurs contributions respectives sont évoquées de manière succincte.
On saura gré à Sean Carroll, dont les explications sont toujours lumineuses dans leur simplicité, de s’abstenir des adjectifs hyperboliques (« mystérieux », « extraordinaire », « fantastique ») qui entachent souvent les livres sur ces sujets, ainsi que d’avoir délibérément évité de tomber dans un travers très fréquent. Beaucoup d’auteurs d’ouvrages de haute vulgarisation profitent de leur exposé pour faire passer en contrebande des théories très spéculatives qu’ils présentent comme bien plus assurées qu’elles ne sont. Fruits de leurs propres recherches, elles visent souvent à intégrer la gravitation dans le modèle standard ou à unifier mécanique quantique et relativité générale, qui demeurent à ce jour séparées : la théorie des cordes pour Leonard Susskind, Brian Greene et Lisa Randall, la gravitation quantique à boucles pour Lee Smolin et Carlo Rovelli, différentes théories du multivers en cosmologie et en physique quantique.
Sean Carroll aurait très bien pu céder à cette tentation. Dans un de ses précédents ouvrages, La Face cachée de l’Univers, il développe en effet des idées très personnelles sur la manière de rapprocher la mécanique quantique et la relativité générale. Au lieu de s’évertuer à quantifier la relativité générale, propose-t-il, essayons de faire émerger l’espace-temps à partir de phénomènes quantiques. Pour ce faire, il s’appuie sur une interprétation particulière de la mécanique quantique dite des « mondes multiples ». La transition des règles du monde quantique à celles de la physique classique qui règne à notre échelle représente un sérieux problème pour les physiciens. Comment passer de la superposition de systèmes quantiques dans des états distincts (illustrée par le célèbre paradoxe du chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant tant qu’on ne l’observe pas) à un système dans un état défini, sans contredire l’équation de Schrödinger ni faire appel, par exemple, à de mystérieuses « variables cachées ». Pour les tenants de l’interprétation des mondes multiples, la façon la plus simple est de postuler la coexistence de mondes distincts se séparant en permanence en branches indépendantes. À chacun de ces mondes serait associée une version différente de nous-mêmes. Outre son caractère fantastique et la manière dont elle viole le principe d’économie dans l’explication, il a été reproché à cette hypothèse d’être impossible à tester, ces autres mondes étant par définition inobservables. Sean Carroll la défend généralement avec férocité, affirmant que si l’on prend au sérieux la mécanique quantique, cette interprétation est la plus logique et la seule possible.
Mais parce qu’il a explicitement pris le parti, pour cette trilogie, de s’en tenir aux idées qui font consensus, il se contente ici d’exposer très brièvement les différentes positions sur cette question délicate des fondements de la mécanique quantique. Tout son récit reste toutefois basé sur un double postulat, qu’il demande d’accepter : la fonction d’onde est la représentation directe et complète de la réalité (elle est la réalité, même si parler de « particules » et de « champs » est plus commode) et il n’y en a qu’une pour l’ensemble de l’univers. Tout ce qui est décrit en ces termes, précise-t-il à deux reprises, peut cependant être traduit sans difficultés dans le langage d’une autre conception philosophique de la mécanique quantique : les équations ne changent pas.
Déterminé à se concentrer sur ce que l’on sait, Sean Carroll ne s’appesantit pas sur le caractère incomplet et les insuffisances du modèle standard. À ce titre, il se contente de mentionner en passant son incapacité à expliquer l’existence de la matière noire, qui constitue l’essentiel de la matière dans l’univers, ainsi que la valeur surprenante de certains des « paramètres libres » dont la valeur ne peut être établie qu’expérimentalement. Avec la théorie quantique des champs et le modèle standard, souligne-t-il sur un ton satisfait, nous possédons une théorie robuste qui, certes, ne s’applique pas aux phénomènes gravitationnels extrêmes comme le Big Bang et les trous noirs, mais est dûment validée au niveau où se déroule notre vie quotidienne. Il est possible et même probable qu’existent d’autres particules que celles que nous connaissons, associées à des forces inconnues, mais si c’est le cas, elles sont trop massives, ou interagissent trop faiblement avec le monde à notre échelle pour y exercer un quelconque impact. Dans l’ensemble, peut-on dire qu’il a gagné son pari ? Un peu moins clairement qu’avec le premier volume, peut-être, compte tenu de la plus grande difficulté du sujet, mais tous ceux qui liront le livre avec attention se sentiront récompensés de leur effort.