La peste noire, une aubaine pour l’Europe

Les pauvres rats. On les accuse de tous les torts, à commencer par celui d’avoir provoqué la peste noire de la fin du Moyen Âge, une pandémie de peste bubonique qui a ravagé l’Europe entière à partir de 1347. Ils n’en ont été que les vecteurs tardifs. La peste noire est « la catastrophe la plus mortelle de l’histoire humaine », dit James Belich, un éminent professeur d’histoire à Oxford qui lui consacre un ouvrage où un certain nombre d’idées reçues sont revisitées. Les généticiens nous l’apprennent, la bactérie fatale – Yersinia pestis – est arrivée par voie de terre depuis les montagnes du Tian Shan, au Kirghizstan et au Xinjiang, où des peaux de marmottes apportées par les Mongols ont infecté des gerboises. Ces inoffensives bestioles ont à leur tour infecté des chameaux cheminant jusqu’à la Moyenne Volga, où les rats, c’est vrai, ont pris le relais comme vecteurs de pathogènes. Mais pas les rats bruns que nous connaissons ; les rats noirs, plus petits, exterminés depuis lors par les rats bruns. 


Et puis – et c’est là que l’auteur brandit sa proposition véritablement iconoclaste – si la peste noire fut indéniablement cause d’innombrables tragédies personnelles (voyez les lamentations de Pétrarque), elle fut aussi la « cause cachée » du décollement géopolitique et économique de l’Europe aux XVe et XVIe siècles, la « grande divergence » (par rapport à la Chine et l’Inde). Cette pandémie-là n’est en effet pas comparable à la précédente, la peste de Justinien apparue en 541 (avec 18 répliques sur deux siècles), ni avec la beaucoup moins mortelle peste intercontinentale d’origine chinoise apparue en 1894 et disparue en 1924. La peste noire, constate Belich, a duré non pas deux mais trois bons siècles, jusqu’au milieu du XVII; et elle a tué non pas 30 % de la population européenne mais bien 50 %. 


« Les épidémies de peste diffèrent des autres catastrophes. Les incendies, les inondations, la guerre détruisent à la fois les personnes et les biens. Les famines conduisent les gens à manger les semences et le bétail. La peste non. Si elle divise par deux la population, elle multiplie par deux le capital disponible par tête », résume le médiéviste Tom Shippey dans la London Review of Books. Les ressources agricoles et autres de l’Europe n’ont pas diminué du fait de la peste, mais la main-d’œuvre si, et dans les campagnes il a fallu s’organiser différemment : regrouper les terres, changer les méthodes de culture, développer l’élevage. Les profits consécutifs se trouvant répartis entre moitié moins de bénéficiaires, de nouveaux besoins de consommation ont émergé (textiles, épices), les investissements ont été redéployés, notamment dans l’activité maritime, commerciale et militaire, et tout ceci a requis la mise au point de nouveaux instruments financiers pour concentrer et faire fructifier les capitaux générés. 


L’Europe qui, au début du Moyen Âge, ne contrôlait que 5 % des territoires de la planète et faisait pâle figure économiquement derrière l’Inde et la Chine aura, à la fin du XIXe siècle, fait main basse sur 80 % d’une planète qu’elle dominera presque totalement économiquement et politiquement. Merci les rats ? Reste que la peste noire n’est bien sûr pas la seule cause de cette révolution globale ; elle serait plutôt, écrit l’auteur, « la pièce manquante du puzzle causal ». On savait déjà que les catastrophes naturelles boostaient le PIB. On savait moins que les pandémies pouvaient changer si spectaculairement la donne géopolitique. Les gerboises du Kirghizstan auraient-elles passé le mot aux pangolins ?

LE LIVRE
LE LIVRE

The World the Plague Made: The Black Death and the Rise of Europe de James Belich, Princeton, 2022

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