La pénurie d’énergie rend méchant

Le toujours fougueux Michel Rocard assenait lundi 27 février dans une interview au Monde que l’ère de la croissance rapide était terminée, et qu’il fallait le dire clairement afin d’« essayer de penser un monde qui sera radicalement nouveau ». Pour lui, les pathologies de la finance et l’endettement des États se doublent d’une crise énergétique sans remède : « Le pic pétrolier sonne le glas de notre modèle de prospérité. » Dans ce contexte, la « stratégie diabolique des Verts » qui pousse à l’abandon du nucléaire va « créer au centre de l’Europe une véritable famine énergétique ». Voilà pour le diagnostic, noir mais lucide. Les solutions proposées sont, elles, roses et illusoires. Il n’y aurait qu’à reprendre la réduction/partage du travail, devenue tabou depuis que cette maladroite de Martine Aubry l’a appliquée à la hussarde, explique en substance Michel Rocard (il avait proposé à l’époque une solution élégante et rationnelle : abaisser les charges sociales sur les salaires jusqu’à 32 heures de travail hebdomadaire, les relever sur chaque heure travaillée au-delà de ce seuil ; les entreprises auraient été incitées à embaucher davantage de salariés à 32 heures et le partage du travail se serait fait sans coup férir). Quoi qu’il en soit, l’ancien premier ministre envisage pour demain une société moins marchande, moins soumise à la compétition et organisée autour du temps libre. Malheureusement, la configuration énergie chère-loisirs pour tous ressemble à un oxymore. Dans l’histoire, la pénurie d’énergie (qui a longtemps été la règle) a coïncidé avec l’exploitation à outrance du travail humain et animal. C’est ce que démontre un petit livre à l’intitulé énigmatique, Des esclaves énergétiques, signé de Jean-François Mouhot (Champ Vallon). Cet historien rappelle que les sociétés affamées d’énergie ont eu recours à l’esclavage, de la Rome antique aux Antilles du XVIIIe siècle. Qu’à vrai dire l’esclavage a été bien plus la règle que l’exception au cours de l’histoire. Il va plus loin, notant que la sensibilité antiesclavagiste a commencé à se répandre dans l’Europe des Lumières et en Amérique parallèlement au développement de la machine à vapeur. Cette concomitance n’est pas accidentelle, selon l’auteur : « L’histoire suggère que l’esclavage ne commença à être sérieusement récusé, et finalement aboli, qu’à partir du moment où l’opinion prit conscience d’une alternative au travail des esclaves (la force motrice de la vapeur). » L’amélioration générale du confort et de l’espérance de vie a sans doute contribué à rendre plus criante l’oppression imposée aux hommes et femmes asservis. Moralement, l’esclavage et le machinisme ne sont évidemment pas équivalents. Énergétiquement parlant, ils peuvent se comparer. Les hommes des pays avancés sont aujourd’hui libérés des corvées et contraintes par les machines, tout comme les propriétaires d’esclaves l’étaient autrefois (et le sont encore dans certains pays). Dans les années 1990, le citoyen mondial moyen aurait ainsi utilisé vingt « esclaves énergétiques », soit l’équivalent de vingt personnes travaillant 24 heures par jour, 365 jours par an. Mais, avertit aussi Mouhot, « nos économies contemporaines sont devenues extrêmement dépendantes des énergies fossiles, tout comme les sociétés esclavagistes étaient dépendantes de leurs esclaves – en fait même bien davantage ». Et il rappelle que l’histoire a connu des retours en arrière : « Lorsqu’il devient impossible d’utiliser certaines technologies (par exemple du fait de pénuries de carburant, ou que la main d’œuvre se fait rare), il n’est pas inhabituel d’assister au retour à des formes de travail forcé. » Cet ouvrage sous-titré « Réflexions sur le changement climatique » cherche surtout à nous alerter sur l’urgence de nous tourner vers les énergies renouvelables, pour des raisons moralement aussi valables que celles qui animaient jadis les anti-esclavagistes. Il porte un autre message, des plus inquiétants, c’est que, privés d’énergie, les hommes tendent à surexploiter leurs semblables plutôt qu’à changer de mode de vie et de consommation. À moins de parier que la civilisation nous ait rendus meilleurs, on peut craindre que la crise énergétique actuelle ne nous conduise pas précisément vers les lendemains de loisirs et de travail partagés décrits par Michel Rocard. Sophie Gherardi
LE LIVRE
LE LIVRE

Des esclaves énergétiques de La pénurie d’énergie rend méchant, Champ Vallon

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