La monnaie que les Allemands aimaient
Publié en janvier 2025. Par Michel André.
Contrairement au franc, le deutsche mark est toujours échangeable contre des euros. Un signe parmi d’autres de l’attachement des Allemands à leur ancienne monnaie. Laquelle fut introduite après la Seconde Guerre mondiale… par les Américains. Son histoire regorge de mythes en tout genre.
Selon les estimations de la Bundesbank, vingt-deux ans après l’introduction de l’euro, un peu plus de 12 milliards de deutsche marks sont encore en circulation : une moitié en billets, l’autre en pièces métalliques, représentant au total quelque 6 milliards d’euros. C’est beaucoup, comparé à ce qui subsiste des autres devises, par exemple du franc français, dont il n’existerait plus que l’équivalent de 700 millions d’euros. La première explication de cette différence est que, lors de la mise sur le marché des euros, aucune limite dans le temps n’avait été fixée pour la possibilité d’échanger des marks contre eux. Ceci n’est plus faisable pour les francs, les lires ou les pesetas. Il faut aussi rappeler que le deutsche mark, du temps où il existait, était la deuxième monnaie de réserve mondiale après le dollar. Une bonne partie des marks encore en circulation est donc détenue à l’étranger. Enfin, les Allemands ont toujours manifesté une certaine prédilection pour l’argent liquide (la proportion de paiements qu’ils font sous cette forme reste importante) et une forte tendance à conserver leurs économies à domicile. Oubliés, égarés ou cachés au fond des armoires et des tiroirs, beaucoup de ces marks fantômes réapparaissent à la faveur d’une faillite ou d’une succession.
Même si rien ne l’atteste de façon incontestable, il est cependant difficile de ne pas voir aussi dans cette étonnante vie posthume du deutsche mark le signe de l’amour des Allemands pour leur monnaie. La proportion d’entre eux qui souhaitent le retour à l’ancienne devise ne cesse de diminuer, mais beaucoup considèrent que la création de l’euro n’était pas une si bonne idée que cela. Sans doute savent-ils que, de tous les pays de l’Union européenne, l’Allemagne est de loin celui qui en a le plus bénéficié, parce que l’euro facilite les exportations dont vit son économie : sur le marché intérieur européen en supprimant les coûts de transaction, et à l’extérieur en lui permettant d’y vendre ses produits à des prix avantageux. Mais ils n’en restent pas moins attachés au mark, associé dans leur esprit à plusieurs décennies d’amélioration continue de leur niveau de vie, dont il est devenu comme le symbole.
Pour cette raison, il fait l’objet d’un certain nombre de mythes. Journaliste financier à Die Welt, Frank Stocker s’emploie à les démonter. Plusieurs concernent les années qui ont suivi sa création. On fait ainsi souvent crédit à Ludwig Erhard d’être à son origine. En réalité, le titre de « père du deutsche mark », qu’il revendiquera une fois devenu chancelier, est usurpé. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne avait hérité du régime nazi une économie de pénurie : tous les produits de première nécessité faisaient l’objet de rationnement, les prix et les salaires étaient bloqués et le marché était inondé d’un montant excessif de monnaie (le reichsmark, créé après l’épisode d’hyperinflation de 1923). Dans un rapport rédigé peu avant la fin de la guerre, Erhard, prévoyant la défaite de l’Allemagne, avait émis l’idée que l’introduction d’une nouvelle monnaie serait nécessaire pour faire redémarrer l’économie après l’armistice. Mais d’une manière assez vague. Les véritables créateurs du deutsche mark furent les autorités d’occupation, plus particulièrement les Américains. Le plan qu’ils mirent au point impliquait de purger le marché de 90 % de la monnaie en circulation. Au printemps de 1948, une poignée d’experts allemands furent enfermés durant trois mois en « conclave » dans une base militaire située près de Kassel pour définir la mise en œuvre d’une opération dont le principe avait déjà été décidé. L’architecte des mesures adoptées, qui servait aussi d’intermédiaire entre les experts allemands et les autorités militaires américaines, britanniques et françaises, était un jeune économiste américain nommé Edward Tenenbaum. Dans ses Mémoires, le chancelier Helmut Schmidt salue le rôle méconnu que Tenenbaum joua dans la création du deutsche mark, et l’historien allemand de l’économie Carl Ludwig Holtfrerich vient de lui consacrer tout un livre.
Le 20 juin 1948, la nouvelle monnaie était introduite. Conçus et imprimés aux États-Unis, secrètement transportés en bateau, les nouveaux billets furent lancés sur le marché dans des conditions très dures pour la population : les emprunts publics étaient échangés au dixième de leur valeur ou purement et simplement annulés avec une partie de la dette d’État. 100 reichsmarks sur un compte d’épargne ou un dépôt bancaire ne donnaient droit qu’à 6,5 nouveaux marks. Le véritable mérite de Ludwig Erhard, alors devenu ministre de l’Économie, souligne Frank Stocker, est d’avoir dans la foulée aboli le contrôle des prix. D’après Erhard contre la volonté des Américains, mais en réalité avec leur accord tacite. Rapidement, sous l’effet de la combinaison du changement de monnaie et de la libération des prix, les rayons des magasins se sont remplis de marchandises.
Contrairement à ce qui est parfois affirmé, ces mesures n’eurent pas un succès immédiat. Les salaires restant plafonnés, les Allemands avaient des difficultés à acquérir les produits qui avaient fait leur réapparition. Des voix s’élevèrent en faveur du retour au régime antérieur. Au mois de décembre 1948, une grève générale fut déclarée. Ce n’est qu’avec le déblocage des salaires et une augmentation limitée de ceux-ci que la situation commença à s’améliorer. La voie était ouverte pour le développement de cette « économie sociale de marché » auquel sera associée la prospérité allemande de la fin du XXe siècle.
Que l’économie du deutsche mark ne fut pas d’emblée une réussite, un autre épisode l’atteste : la crise de la balance des paiements de 1950-1951, qui mit l’Allemagne au bord de la faillite. Dans les premières années de l’après-guerre, on l’a oublié aujourd’hui, loin d’être la formidable exportatrice qu’elle fut par la suite durant 70 ans, l’économie allemande, stimulée par les besoins de la reconstruction et les fonds du Plan Marshall, était fortement importatrice. À cette époque, les monnaies européennes vivaient sous le régime de l’Union européenne des paiements, une sorte de sous-système du système de Bretton Woods, qui fixait formellement ou informellement la valeur des monnaies en fonction de celle du dollar, lui-même convertible en or. Pour équilibrer les échanges tout en faisant face à la pénurie de dollars, alors rares en Europe, ce système, à côté d’une procédure de mutualisation des déficits (seul le solde net après consolidation faisait l’objet d’un paiement), prévoyait la possibilité pour les pays européens de s’endetter les uns par rapport aux autres dans certaines limites. De tous, l’Allemagne était le plus endetté. À plusieurs reprises, il avait fallu relever le plafond de crédits qui lui était alloué. « La pratique allemande dans ces domaines, se plaignait un haut responsable britannique, n’a historiquement montré aucun scrupule à utiliser les crédits au maximum dans l’espoir qu’ils recevront des crédits supplémentaires de quelque part lorsqu’ils en auront besoin » : une accusation qui fait penser à celles qu’on entendra en Allemagne au sujet de la Grèce, 60 ans plus tard. En continuant à renflouer les caisses de l’Allemagne, ses partenaires européens permirent au pays d’éviter la faillite. Sous la pression américaine, le gouvernement prit les mesures qui s’imposaient, notamment en matière de soutien à l’exportation. En quelques mois, l’Allemagne devint un pays exportateur accumulant un excédent commercial considérable et constituant la seconde réserve d’or la plus importante après celle des États-Unis.
L’effet positif du deutsche mark sur l’économie allemande est à juste titre attribué à la stabilité exemplaire de cette monnaie. Celle-ci est à son tour expliquée par la pertinence et la rigueur des politiques menées par la banque centrale du pays, la Bank deutscher Länder jusqu’en 1957, la Deutsche Bundesbank ensuite : les Allemands ne croient pas tous en Dieu, disait Jacques Delors, mais tous croient en la Bundesbank. La clé du succès de ces politiques, soulignent les commentateurs, c’est l’indépendance de la banque par rapport au pouvoir politique, une caractéristique dont les Allemands tirent fierté, à laquelle ils sont religieusement attachés et qui fait apparemment l’objet d’un total consensus. Il n’en a pas toujours été ainsi, remarque Frank Stocker. Convaincu que la politique monétaire relevait de l’autorité du gouvernement autant que la politique budgétaire ou la politique économique, Konrad Adenauer s’est trouvé en conflit avec les dirigeants de la banque centrale – sans pour autant parvenir à faire triompher ses vues. Helmut Kohl y est parvenu, lui, en 1990, au moment où l’Allemagne s’est réunifiée. Il réussit à imposer contre les souhaits de la Bundesbank un taux de conversion de 1 deutsche mark pour 1 mark de l’Est : la raison politique l’emportait sur la raison monétaire, la parité sur le marché étant très différente. Combinée avec une politique prédatrice de rachat des entreprises publiques de l’Est par des entreprises privées de l’Ouest, cette surévaluation délibérée de la monnaie remplacée contribua à détruire le tissu industriel de l’ancienne RDA. Le miracle de 1948 ne se reproduisit pas.
Frank Stocker signale un autre mythe : celui selon lequel Helmut Kohl aurait échangé l’abandon de la monnaie nationale contre le soutien des autres pays européens à l’unification allemande. Il est exact qu’au Conseil européen de Strasbourg de décembre 1989 l’atmosphère était particulièrement tendue. Et que dans les conclusions de cette réunion, les chefs d’État et de gouvernement exprimèrent leur soutien à l’unification après avoir marqué leur accord sur le lancement de la dernière phase de la réalisation de l’Union économique et monétaire. Mais le processus destiné à aboutir à celle-ci était engagé depuis très longtemps. Tout au plus peut-on affirmer que la chute du mur de Berlin et ses suites l’ont quelque peu accéléré. Dans la dernière partie de son livre, Frank Stocker en décrit d’ailleurs les étapes et la façon dont les autorités monétaires allemandes les ont traversées. Par exemple la manière dont la Bundesbank, en refusant de baisser ses taux d’intérêt, contribua à chasser du Système monétaire européen la livre sterling lorsque celle-ci fit l’objet d’une attaque spéculative.
La politique de la Bundesbank a parfois eu des conséquences négatives pour l’Allemagne elle-même. En 1965, alors que l’économie du pays connaissait pour la première fois depuis longtemps une (légère) récession, au lieu de baisser ses taux d’intérêt, la Bundesbank les releva pour contrer le risque d’inflation. Ceci eut pour effet d’aggraver la crise. Dans l’ensemble, cependant, soutient Stocker, le deutsche mark et sa gestion rigoureuse par la banque centrale aidèrent considérablement l’économie allemande à prospérer durant un demi-siècle.
Un retour à cette monnaie est-il pour autant possible et souhaitable ? Possible, certainement, si la volonté politique s’en manifeste, mais souhaitable, il ne le pense pas. Le monde a changé, le monétarisme qui a longtemps régné sur les politiques économiques et monétaires a fait place à des politiques menées dans une logique davantage budgétaire. Le rétablissement du deutsche mark n’aurait pas mis l’Allemagne à l’abri de la nécessité de se livrer aux achats massifs d’obligations auxquels la Banque centrale européenne a procédé, à l’instar de la Banque fédérale américaine et d’autres banques centrales à travers le monde.
Qu’exprime en réalité la nostalgie du deutsche mark ? Il « symbolise, dans l’histoire allemande du XXe siècle, la période heureuse qui a suivi deux guerres mondiales et deux effondrements complets de la monnaie. […] C’était une époque où les choses s’amélioraient pour pratiquement tout le monde, les différences entre les riches et les pauvres étaient modérées, il n’existait que deux chaînes de télévision nationales, quelques médias de premier plan dominaient le discours et les hommes politiques avaient des convictions et proposaient des alternatives claires […]. Beaucoup de choses étaient plus claires, la société était plus juste, la vie était plus harmonieuse. Depuis l’introduction de l’euro, tout est devenu plus compliqué, plus dur et plus injuste. » Un tel propos peut sembler le produit d’une illusion rétrospective, mais il exprime un sentiment largement répandu, pas seulement à propos de la monnaie et pas uniquement en Allemagne.