La lente cuisson d’un livre

« La sculptrice colombienne Feliza Bursztyn, exilée en France, est morte de tristesse à 22h15 le vendredi 8 janvier dernier, dans un restaurant de Paris. » C’est en lisant ces mots de Gabriel García Márquez, dans un livre rassemblant ses chroniques publiées dans le quotidien espagnol El País, que le Colombien Juan Gabriel Vásquez, lui-même alors à Paris, a eu l’idée d’imaginer un roman autour du personnage de cette femme dont il n’avait jamais entendu parler. La chronique datait de 1982. Il l’a lue en 1996 et l’idée a mis du temps à se concrétiser. « Mes livres cuisent toujours lentement, il faut beaucoup de temps pour passer de l’intuition à l’écriture », confie-t-il à la journaliste Berna González Harbour dans le même El País. Le projet a mûri en écrivant d’autres livres, dont deux traduits en français : Le Bruit des choses qui tombent (Seuil, 2011) qui lui valut le prix Roger-Caillois et Une Rétrospective (Seuil, 2022), où il raconte l’histoire du cinéaste Sergio Cabrera et de sa famille. « Ces deux romans naviguent dans des eaux troubles entre fiction et réalité, et c’est l’exercice que j’ai voulu refaire ici. » Sa première démarche, « journalistique », dit-il, fut de contacter des témoins, dont le dernier mari de l’artiste, une pionnière qui utilisait pour sa sculpture, dès les années 1960, des matériaux peu orthodoxes, comme la ferraille, des déchets d’acier inoxydable, des pièces de moteurs de voiture. « Après le journaliste vient l’historien, qui doit reconstruire un moment avec des documents, des archives, des photographies, explique-t-il. En troisième position vient le romancier, dont la seule tâche est de dire quelque chose que ni l’historien ni le journaliste ne peuvent dire. »


Fille de juifs polonais, Feliza Bursztyn est née en Colombie en 1933 au moment de la montée d’Hitler. Elle s’est heurtée à toutes les résistances d’une société violente, machiste et conservatrice. Elle abandonna son premier mari et ses trois filles, à la poursuite d’une histoire d’amour. Elle a été attaquée pour ses sympathies pour l’illusion révolutionnaire latino-américaine qui se répandait dans les années 1960, laquelle entrait cependant en conflit avec son rejet de la violence. Elle fut critiquée aussi pour ses amitiés conservatrices, ses contradictions, son ambiguïté et sa capacité à vivre dans plusieurs milieux et pays. En 1981, au retour d’un voyage à Cuba, elle fut interpellée dans son atelier par la police politique colombienne et accusée de faire passer des armes aux partisans de la guérilla M-19. Libérée rapidement, elle obtint l’asile politique au Mexique puis elle émigra la même année à Paris.

LE LIVRE
LE LIVRE

Los nombres de Feliza de Juan Gabriel Vásquez, Alfaguara, 2025

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