Publié dans le magazine Books n° 50, janvier 2014. Par Malise Ruthven.
Les vallées, les côtes, les montagnes et les steppes font bien davantage l’histoire que les idéologies. Au Moyen Âge déjà, Ibn Khaldoun l’avait compris : la géographie forge non seulement le caractère mais aussi l’avenir des peuples. Les cartes ont beau être d’invention récente et perdre chaque jour de leur pertinence, c’est encore l’esprit des lieux qui explique le destin du monde arabe, de la Chine, de l’Europe ou des Amériques.
Lorsque, dans les années 1860, la carte fit son entrée dans les écoles ottomanes, les musulmans conservateurs – gens que nous qualifierions volontiers aujourd’hui de salafistes – s’en émurent tant qu’ils arrachèrent des murs les objets du délit pour les jeter aux latrines. Même si les géographes du monde islamique, comme Al-Idrissi au XIIe siècle, avaient établi des cartes fort précieuses, elles étaient rarement utilisées. Durant l’essentiel de l’histoire ottomane, la représentation du territoire en deux dimensions était restée l’apanage des stratèges de l’armée.
Les sujets du Sultan et ceux qui s’intéressaient à ses fiefs avaient pour l’essentiel à leur disposition des images verbales, qu’exprimaient des formules imprécises comme Memaliki Mahrusi Shahane – « les possessions impériales sous la protection de Dieu ». L’imaginaire – les différentes façons de concevoir le monde – était centré sur l’homme plutôt que sur le territoire. Le pouvoir politique n’était pas pensé comme une autorité s’exerçant horizontalement à travers l’espace sur un terrain homogène en deux dimensions, mais verticalement à travers un système hiérarchisé de filtres humains émanant...