La fin de la librairie américaine
Publié en novembre 2024. Par Books.
Qu’est-ce que le futur tient en réserve pour les libraires ? Pour le savoir, il suffit de regarder outre-Atlantique, d’où les vents soufflant en sens contraire des alizés apportent sur nos rivages la plupart des inéluctables évolutions culturelles. Coup de chance, l’historien Evan Friss vient précisément de consacrer 400 pages à cet aspect capital mais très menacé de la culture américaine. « Si tout le monde déplore la disparition des épiciers du paysage urbain, on s’effraie moins face aux grandissants déserts culturels où il n’y a plus le moindre livre à acheter », regrette Alexandra Jacobs dans The New York Times. « Les libraires ne survivent qu’en vendant des monceaux de bric-à-brac à forte marge, en organisant des événements quasi quotidiens, en s’activant sur les réseaux sociaux et en utilisant tous les leviers de la technologie informatique pour garnir un peu leur pathétique compte d’exploitation », énonce froidement Evan Friss, par ailleurs époux d’une libraire new-yorkaise. « Entre 2012 et 2021, le nombre de librairies en Amérique a décliné de 34 % ; malgré un boom pendant le COVID, elles sont désormais moitié moins nombreuses que dans les années 1990. » « La faute sans doute à cet étonnant service de vente en ligne qui permet de recevoir tous les livres qu’on souhaite, quasiment d’un jour sur l’autre. Ça porte le nom d’une rivière d’Amérique du Sud. Ça vous dit peut-être quelque chose ? », ironise Alexandra Jacobs.
L’auteur ne se contente pas d’annoncer un avenir un peu glauque (dont la France serait jusqu’alors préservée grâce à la loi Lang sur le livre) : il évoque aussi le passé et le très révélateur présent des librairies aux États-Unis. Peut-être le premier véritable libraire y fut Benjamin Franklin, imprimeur de son état, qui vendait dans sa boutique-atelier-bureau de poste un peu de tout mais aussi des livres (à l’époque, on publiait un millier de livres par an aux États-Unis, contre 400 000 aujourd’hui). Des pionniers avec la bosse du commerce, comme Field’s à Chicago, ont ensuite lancé au début XXe siècle des grands magasins avec un département livres. Les librairies ont alors peu à peu cessé d’être des « antres réservées aux intello-bourgeois » pour accueillir d’abord la moyenne bourgeoisie adhérente du célèbre « Book of the Month Club », puis l’émergente clientèle des livres de poche, pipeline de la « culture de masse ». Dans les années 1970, les chaînes de librairies (B. Dalton, Waldenbooks, plus tard Barnes & Noble ou Borders) ont donné un nouvel élan à l’achat de livres – et à la culture. Les petites boutiques avec un libraire bienveillant qui dispensait de sages conseils ont cédé la place à de vastes espaces lumineux et confortables, des « lieux magiques où des vies pouvaient être bouleversées par de bénéfiques rencontres avec des livres ou des gens », s’exalte Alexandra Jacobs. Mais survint « l’apocalypse du marché, déclenchée par la reine de la rationalisation, Amazon » (75 % des ventes de livres papier et 90 % d’e-books aux États-Unis !).
Aujourd’hui, la librairie américaine survit sous la forme de petites boutiques indépendantes, les « indies », au business model incertain et souvent un peu artificiel, qui épaulent des communautés spécifiques (LGBT, black, ultra-conservatrices ou ultralibérales…). Ces micro-foyers culturels antagonistes reflètent – et encouragent – la division et la radicalisation de la société américaine. Pour l’instant. Car, ajoute l’auteur résigné, bientôt toutes les idées, les bonnes comme les mauvaises, ne seront plus véhiculées que dans les étuis de carton brun d’Amazon.