La fausse révolution du mariage gay

Yves Ferroul, médecin et sexologue, retrace l’histoire (plus longue qu'on ne le pense souvent) des unions homosexuelles. Lire cet article sur Le Plus.

La revendication du « mariage pour tous » est la forme contemporaine que prend la réponse des homosexuels à deux problèmes qu’ils rencontrent depuis toujours, la transmission des biens au compagnon survivant, et la paternité. De façon générale, la transmission des biens a été résolue dans nos sociétés dès que le problème est apparu, il y a environ dix mille ans, quand certains des premiers agriculteurs-éleveurs ont commencé à accumuler des biens propres. La question de leur répartition et de leur transmission fait l’objet de contrats, notamment en cas d’alliance de deux groupes. Ce sera le mariage. Dans les sociétés gréco-romaines de l’Antiquité, c’est toujours ce contrat qui règle le problème des biens pour les familles de possédants, les autres n’en ayant pas besoin.

Dans ce contexte, les homosexuels qui forment un couple, soit ne partagent pas leurs biens (parce que l’un est le maître de l’autre, comme Cicéron amant de son secrétaire-esclave), soit sont d’égale condition libre et veulent mettre leurs biens en commun ou permettre au survivant d’hériter. Dans ce cas, ils peuvent établir un contrat, qui va prendre comme modèle celui des couples hétérosexuels, et avoir le même objet. Même si Cicéron dit que le contrat n’est pas obligatoire, et que le seul fait de la vie commune atteste la réalité du couple, et lui confère les mêmes droits et les mêmes devoirs que tout couple hétérosexuel marié, les homosexuels concernés semblent avoir souvent choisi de préciser explicitement les conditions de leurs unions.
Nous avons de nombreux contrats de ce type, présentés comme des associations de « fraternité », qui, légalement, sont des "adoptions comme frère", ne nécessitant qu’une déclaration devant témoins : deux hommes choisissent d’être "frères" pour vivre ensemble, posséder en commun leurs biens, partager leurs revenus, se soutenir mutuellement dans les épreuves, laisser l’héritage au survivant. 

Dans tout l'Empire romain

De tels couples amoureux et établis dans la durée, des cérémonies les unissant, sont évoqués par Platon, aussi bien que par Aristote, Plutarque, Xénophon, Strabon, Martial, Juvénal, Pétrone, Lucien, etc. Les législations, avec les corrections apportées aux lois anciennes, des décisions de justice cassant tel ou tel contrat pour invalidité, des biographies, nombreux sont les documents qui attestent l’existence de tels couples d’hommes unis officiellement, dans tout l’Empire romain, et dans beaucoup des États qui lui ont succédé, du IVe siècle avant notre ère jusqu’au XIVe siècle de celle-ci.

Après l’expansion du christianisme, de telles unions ont pu être célébrées dans des églises, par des prêtres – et même pour des prêtres en Orient où ils peuvent se marier –, pour des empereurs byzantins, comme pour des patriarches de Constantinople. On voit même le sultan Ottoman Suleiman Ier, en 1526, nommer gouverneur de Buda (l’une des deux villes formant l’actuelle Budapest) le comte Jean de Siebenbürgen dont il est officiellement le compagnon. Quant aux livres de prières imprimés aux XVIe et XVIIe siècles, ils contiennent la présentation des cérémonies d’unions de même sexe, et les missels donnent les prières lues par les prêtres en ces occasions.
En Occident, les témoignages vont de l’Irlande à l’Espagne ou l’Italie. Le plus récent semble être celui de Montaigne (corroboré par le consul de Venise) qui raconte en 1580 dans son voyage en Italie qu’à Rome des hommes se sont mariés lors d’une cérémonie à l’église, avec messe, présence des fidèles, lecture des évangiles, puis « couchaient et habitaient ensemble ». Les ecclésiastiques questionnés par Montaigne lui ont répondu que, de même que la sexualité entre une femme et un homme n’était acceptable que dans le mariage, de même ils avaient pensé que le mariage rendrait acceptable la sexualité entre deux hommes (Journal de voyage en Italie, Rome, le 18 mars).

En Europe de l’Est, les derniers témoignages sont bien plus récents, du XIXe siècle, et même de 1933 avec ce récit de voyage en bateau sur le Danube dans lequel l’auteur se réjouit d’entrer dans les Balkans « où des mariages entre hommes sont célébrés par des prêtres ». Les solutions utilisées par les femmes sont fort peu documentées (de même que la sexualité hétérosexuelle des femmes est beaucoup moins documentée que celle des hommes). Mais l’on a quelques témoignages, comme celui de Lucien évoquant une femme mariée à une autre qu’elle appelle son épouse. Ou comme ce texte de 1774 dont l’auteur admire la solennité des cérémonies célébrées dans des églises, en Dalmatie, pour unir devant toute la communauté deux hommes ou deux femmes.

Enfants surinvestis

La paternité, quant à elle, a pour solution très simple l’adoption, que les Romains peuvent pratiquer facilement. Elle concerne essentiellement des adultes, puisque les personnes adoptées comme enfants ne doivent plus dépendre de l’autorité paternelle, et que les hommes romains ne rêvent pas de pouponner : ce n’est qu’au XXe siècle que l’évolution de la société met en valeur l’enfant au point que s’occuper d’un enfant, l’élever, l’éduquer dès la naissance, deviennent des objectifs prisés, surinvestis, chez les parents hétérosexuels et par ricochet chez les femmes et les hommes homosexuels. L’adoption d’enfants en bas âge devient donc logiquement une revendication partagée aujourd’hui.

La conclusion s’impose : ne serait-ce que dans notre civilisation européenne occidentale, depuis vingt-quatre siècles environ, les sociétés ont cautionné des contrats de vie entre personnes de même sexe, à l’image des contrats entre personnes de sexe différent. Et les religions chrétienne (catholique comme orthodoxe) ainsi que musulmane qui se sont développées sur le territoire de l’Empire Romain ont adopté ces pratiques et les ont perpétuées jusqu’au XXe siècle, même si elles l’ont été de moins en moins fréquemment et dans des aires de plus en plus limitées.

Dans ces conditions, serait-ce vraiment bouleverser l’ordre immuable des choses que de rétablir un droit dont l’exercice n’avait pas déstabilisé la République ou l’Empire romains, mais y avait apporté un surcroît d’humanité en réglant au mieux les difficultés rencontrées par une partie de la population ?

Yves Ferroul, sexologue

Sources :
- John Boswell, Same-Sex Unions in Premodern Europe, Vintage Books, 1994.
- Une sérieuse étude de cet ouvrage est présentée par le site : http://emma.hypotheses.org/1659
- Pour les rapports de la Bible et de l’Église catholique avec la sexualité : www.sexodoc.fr

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